Friday, June 02, 2023
Nous abordons avec cette balade un espace sacré : celui de la zone des crêts, allant du Crêt de la Perdrix au Crêt de l'Oeillon, en passant par les crêts de la Chèvre, de l'Arnica, du Rachat... Suite de six sommets arrondis, désertiques, à  la végétation rabougrie, terre de légendes et de croyances. Nous allons nous attarder, avec cette flânerie, sur quelques autres aspects de ce secteur attachant.

 

CRIS ET BRUITS DU PILAT

Depuis la Jasserie nous montons tout droit vers le Crêt de la Perdrix. Le sommet désertique est couronné d'un « chirat », vaste éboulis de pierres grises, d'où émerge la table d'orientation. 1434 m d'altitude, c'est le point culminant du Pilat. pour expliquer son nom, la légende parle d'une perdrix rouge qui y aurait été proclamée reine, l'histoire véhicule sans doute le souvenir d'antiques sacres royaux. Ne dit-on pas aussi que « perdrix » serait la déformation de « peyre de rix », soit en patois la Pierre du Roi. Des auteurs anciens parlent de tribus sémites qui seraient venues ici, à  l'aube de notre histoire, désigner leur roi. D'autres évoquent les premiers comtes de Forez, souverains d'un comté tellement virtuel qu'il se devaient de se faire sacrer dans le secret des six crêts. Bref, c'est un lieu de haute Tradition. Comme la vue s'y développe à  360°, « sur sept départements » dit-on, on y avait installé autrefois un poste de télégraphe optique, système mis au point par les frères Chappe mais qui fut détrôné par l'invention de la TSF.

le poste du télégraphe optique (carte postale début XXe siècle)


Nous quittons la Perdrix pour prendre la direction du Crêt de la Chèvre. Il suffit de suivre le sentier fléché et balisé. Le lieu est escarpé, avec ses rochers découpés en formes étranges, « fréquentés seulement par des chèvres », nous dit-on en guise d'explication. En contrebas on trouve même la figure d'un sphinx majestueux qui paraît vouloir interroger les promeneurs et leur poser ses énigmes. Mais nul cri ne sort de sa bouche, seul le bruit du vent rompt le silence des lieux.


Le "Sphinx" du Crêt de la Chèvre (photo Daniel Bergero)

Le Crêt de la Chèvre est voisin du Crêt de l'Arnica, que rien ne distingue vraiment, hormis la borne signalant ce sommet. Un peu en contrebas, côté nord, nous obliquons à  droite après le « chalet bourguisan », pour prendre le sentier descendant qui serpente dans la forêt, puis à  la fourche nous prenons le sentier de droite, qui sort du bois rapidement. En face se dresse un autre crêt, dit de l'Etançon, accessible facilement par un sentier. Un étançon est une pièce de bois, que l'on trouve généralement dans les galeries de mine. Que serait venu faire ici un tel bois d'étayage ? Mystère ! L'humoriste de service fait remarquer que pour scier un étançon il est nécessaire de disposer d'une chèvre, et que l'on produit alors un bruit qui ressemble au cri d'une perdrix.

LA BORNE DES TROIS SEIGNEURS

En sortant du bois, avant de remonter vers l'Etançon, nous remarquons à  gauche du sentier un groupe de pierres signalées par une pancarte sous le nom de « Borne des Trois Seigneurs. » Aucun des auteurs anciens qui ont parcouru le Pilat à  la recherche de ses pierres mystérieuses n'a signalé sa présence, toute proche du col qui sépare le Crêt de l'Arnica du Crêt de l'Etançon. En particulier, F. Gabut qui dit avoir arpenté toute la lande de la zone des crêtes ne l'a pas remarquée. C'est l'association « Visage de notre Pilat » qui l'a trouvée ou plutôt « retrouvée » en 1994, en se référant à  ce qu'en disaient les anciens. Depuis, le Parc Naturel Régional du Pilat a facilité son accès, grâce à  ce sentier balisé qui passe juste devant.

La Borne des Trois Seigneurs lors de sa découverte en 1994

C'est une pierre taillée, de forme cylindrique, haute de 70 cm pour un diamètre de 30 cm environ. Elle était plantée verticalement (mais a légèrement basculé depuis) entre plusieurs pierres plates qui parsèment la lande. La partie supérieure plate du cylindre est ornée d'une gravure très nette en forme de chevron. La plus grosse pierre plate est également ornée d'une gravure, de facture plus grossière, ressemblant à  une croix de Lorraine, ou à  une croix grecque soulignée d'un trait, ou encore à  un T barré (en fonction de l'angle de vision). On y remarque également d'autres « gravures », peut-être d'origine naturelle : une longue rigole et quelques petites alvéoles qu'il est bien délicat de qualifier de cupules. Cette dalle longtemps laissée « à  plat » a aujourd'hui retrouvé la station debout qu'elle devait avoir jadis, ce qui laisse penser qu'il y eut en fait deux marques de limites au même endroit : la pierre et la borne, datant sans doute de deux époques différentes.

La Borne des Trois Seigneurs. La dalle gravée a par la suite été redressée (dessin de P. Berlier)


Selon la tradition, cette pierre servait de frontière entre les trois seigneurs de Rochetaillée, de Malleval et d'Argental, croyance surprenante a priori dans la mesure où d'autres seigneurs possédaient des fiefs beaucoup plus proches, comme Doizieu, Virieu, ou le Toil. Le temps aurait-il déformé la tradition d'origine ? On peut avancer que cette pierre servit de limite commune à  trois territoires apparaissant sur les cartulaires à  partir du Xe siècle : « Ager Jarensis », ou Jarez, qui dépendait du comté de Lyon ; « Ager Masclaticensis », dont la capitale était Maclas ; et « Ager Annonaicensis », dont la capitale était Annonay, ces deux derniers dépendant du comté de Vienne. A la réflexion, Rochetaillée, Malleval et Argental constituaient bien chacun l'une des principales places fortes de ces territoires. La pierre dut aussi servir de frontière entre le Lyonnais et le Viennois, puis en 1173 entre le Forez et le Viennois. En 1296 cette partie du Viennois fut annexée au Forez et la pierre perdit toute utilité.

La borne cylindrique paraît plus récente. Il s'agit plus vraisemblablement d'une limite de propriété, semblable à  celles qu'on voit en divers endroits dans les bois autour de Doizieu, marquant les limites des terres des marquis de Montdragon.

BOTE OU BOTTE ?

Les crêts de l'Etançon et du Rachat passés, nous laissons les crêts de Botte et de l'Oeillon pour prendre le chemin à  gauche descendant sur la face nord de la montagne. C'est le « côté obscur » du Pilat, « le pays du froid et de l'épouvante» Dans le tournant, à  droite un sentier conduit en quelques enjambées aux ruines de la ferme de Bote, et à  sa source qui coule toujours. Mais l'une comme l'autre sont tellement oubliées qu'elles ne figurent plus sur les cartes. On écrivait autrefois Bote, avec un seul T, nom de la femelle du crapaud, en patois. On a tendance aujourd'hui à  mettre deux T, en souvenir assure-t-on d'un fermier de jadis « éternellement chaussé de bottes. » Mais que ne dit-on pas ? On raconte encore que le dernier fermier de Bote partit à  la guerre, la « grande », celle de 1914 à  1918, et qu'il n'en revint pas. Sa veuve prit peur, toute seule avec ses enfants en ce lieu désolé et loin de tout, alors elle partit après le dernier acte de la tragédie qui la frappa : son bébé mourut gelé dans son berceau. Racontars, légendes ? Nos ancêtres ont sans doute quelque peu exagéré. S'il est vrai que la ferme fut abandonnée après la première guerre mondiale, le dernier fermier, selon ses descendants, mourut tranquillement dans son lit.

La ferme de Botte, avant la première guerre mondiale (carte postale début XXe siècle)


LE CRASH DU 1ER NOVEMBRE 1944

Reprenons le chemin balisé, il nous ramènera à  la Jasserie. Ce versant nord du Pilat fut le décor d'un tragique accident d'aviation, le 1er novembre 1944. En ce jour de la Toussaint, un avion américain Dakota en mission sanitaire tentait de rallier Montélimar au départ de Luxeuil. A son bord cinq membres d'équipage, quinze soldats blessés, des américains et quelques prisonniers allemands, et une infirmière militaire. Le temps était brumeux, le plafond bas. En début d'après-midi, l'avion percutait le massif du Pilat, en contrebas du Crêt de Botte sur la commune de Doizieu, et prenait feu immédiatement. Les premiers secours venus du village mirent plusieurs heures pour arriver sur place en raison du terrain escarpé, et ils ne purent que constater l'absence de survivants.

Il fallut attendre 58 ans pour qu'un monument vienne célébrer la mémoire des victimes de cet accident meurtrier. Il a été inauguré le samedi 7 septembre 2002, en présence de nombreuses personnalités. La cérémonie a réuni dans un même hommage trois nations aujourd'hui alliées : France, Etats-unis, Allemagne. La pierre gravée, érigée près de La Jasserie, rappelle le drame en quelques mots :

A LA MEMOIRE
DES CINQ MEMBRES D'EQUIPAGE DU DAKOTA AMERICAIN
ET DES QUINZE SOLDATS BLESSES ALLIES ET ALLEMANDS
QUI ONT TROUVE LA MORT LORS DU CRASH DU 1ER NOVEMBRE 1944.
SOUS LA RESPONSABILITE DE L'INFIRMIERE
LIEUTENANT ALEDA E. LUTZ D.F.C.
QUI FUT LA PREMIERE MILITAIRE AMERICAINE TOMBEE EN OPERATION
AU COURS DE LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE.

Une autre plaque, fixée sur un rocher au bord du sentier entre La Jasserie et les ruines de la ferme de Botte, indique l'endroit exact où le Dakota a percuté le chirat.