Sunday, June 04, 2023

Un des fondateurs du syndicat de la Manufacture nationale d'armes de Saint-Etienne

 

Daniel Durand, Président du CEDMO, nous a procuré une recherche réalisée par des membres de la famille de Chabany. Nous les remercions sincèrement car ces documents nous donnent des informations précieuses sur la constitution de notre organisation en 1893-1894, ses fondateurs et animateurs. Les discours prononcés lors de ses obsèques nous donnent des indications sur l'homme et son oeuvre, mais également sur les circonstances, les difficultés et le courage de ces pionniers qui ont relevé la tête dès la fin du 19e siècle dans nos établissements à  direction militaire.

 

En effet, si l'organisation des ouvriers, l'apparition des premières structures associatives qui aboutiront à  la naissance des syndicats et de la CGT en 1895, ont été semées d'embûche, dans notre corporation, constituée d'établissements militaires, ce fut encore une autre paire de manches. La loi du 21 mars 1884 sur le droit des associations ne fut pas appliquée aux travailleurs de l'Etat et le droit de se syndiquer leur fut contesté. Le 17 novembre 1891, un ministre déclarait: "Si les agents du gouvernements se syndiquaient, ce serait contre la représentation nationale elle-même qu'ils organiseraient les syndicats." En 1894, la chambre des députés refusa de suivre la thèse gouvernementale et vota un texte pour l'application de la loi de 1884 aux ouvriers et employés de l'Etat. Mais la pression de la bourgeoisie et des milieux militaires continue. En 1896, le Sénat discute d'une demande de dissolution des syndicats constitués dans les arsenaux. Il n'adopte pas le texte mais il vote le principe du refus du droit de grève aux personnels des établissements de la guerre.

 

En 1894, l'amicale qui se crée à  Saint-Etienne a pour but de revendiquer des améliorations importantes pour les personnels (salaires, retraites, durée de travail...). Pélissier est le secrétaire. Dans le même temps, seize comités ou syndicats des arsenaux de la terre et des Manufactures nationales se regroupent en "Union Amicale": Saint-Etienne, Bourges, Tulles, Toulouse, Tarbes,...

 

Au début de l'année 1901, ces amicales se transforment en syndicats et "L'Union Amicale" devient "La Fédération des Personnels Civils de la Guerre" dont le siège sera implanté à  Saint-Etienne. Elle est dirigé par J.Berlier, ouvrier de la MAS. Son siège, comme celui du syndicat, est au 51 rue de Roanne (aujourd'hui rue Bergson) au "Bar Français", organe de direction de la Fédération. Cette fédération, qui regroupait le plus grand nombre d'adhérents, rejoint en août 1902 "l'Union fédérative" qui s'était constituée à  Paris en décembre 1901.

 

Les organisations constitutives de l'Union Fédérative sont les suivantes: Syndicat des Monnaies et Médailles, Fédération des Travailleurs réunis de la Marine de l'Etat, Fédération des Ouvrières et Ouvriers des Magasins Administratifs de la Guerre, Fédération Ouvrière des Poudreries et Raffineries, Fédération des Ouvriers et Ouvrières du Département des Finances (Tabacs et Allumettes), Syndicat National des Ouvriers des Postes, Télégraphes et Téléphone.

 

De 7500 adhérents à  sa constitution, les effectifs passèrent à  35000. L'organisation crée son journal, Le Travailleur de l'Etat, qui est toujours le titre du mensuel de la Fédération Nationale des Travailleurs de l'Etat CGT adressé à  ses syndiqués, et qui remplace alors les journaux des Fédérations Nationales. A son premier congrès, du 29 juin au 3 juillet 1903, elle décide d'adhérer à  la CGT.

 

Quand la mort le fauche prématurément à  59 ans, Simon Chabany, trésorier du syndicat à  sa création en 1894, est devenu le président de la Fédération des Personnels Civils de la Guerre, et Lebraly le Secrétaire du Syndicat Manu. Nous reproduisons ici les articles des journaux de l'époque, La Loire républicaine et Le Stéphanois. Les obsèques civiles furent célébrées le dimanche 16 mai 1910. Plus de 4000 personnes y participèrent. Ces écrits nous donnent un éclairage formidable sur l'action de ces "défricheurs" qui ont permis à  des générations de Travailleurs de l'Etat, et bien sûr de Manuchards, de posséder un outil de lutte si précieux.

" Le Stéphanois" du 14 mai 1910

 

Etat civil Décès: Chabany Simon, 59 ans, armurier, rue Giraudet 14.

 

La Loire Républicaine du 15 mai

 

Etat civil de décès:

Les familles Chabany, Duny, Sassolat, Pichon, Fourneyron, Cador, Furnon, Ravel, Féguide et Félix prient leurs amis et connaissances de bien vouloir leur faire l'honneur d'assister aux obsèques de:

Monsieur Simon Chabany

Président de la Fédération du personnel civil des Etablissements de la Guerre.

Décédé le 13 mai 1910 à  l'âge de 60 ans, qui auront lieu le dimanche 15 courant à  neuf heures et demie du matin.

Le convoi se réunira rue Girodet 14, pour se rendre directement au cimetière de Montaud.

 

La Loire Républicaine du 17 mai

 

Obsèques du citoyen Chabany

Les obsèques civiles du regretté Simon Chabany ont été imposantes. La classe ouvrière a manifesté hier avec éclat sa gratitude et son estime au travailleur modeste mais tenace et intelligent qui a mis au service de ses camarades tout ce qu'il avait de force et d'activité et qui laisse après lui une belle moisson.

 

A dix heures du matin, le cortège se forme devant le domicile mortuaire, 14 rue Girodet. En tête marche un groupe de musiciens, amis de Chabany, sous la direction du citoyen Nantas, chef de la fanfare du Cercle socialiste de Montaud.

 

Le deuil est conduit par le neveu du défunt et d'autres parents, M. Bouchancourt, secrétaire général de la Préfecture, représentant le président du Conseil des Ministres. Dans l'immense cortège qui comple plus de 4000 personnes, nous remarquons les citoyens Gervaize, secrétaire de la Fédération Nationale du Personnel des Etablissements de la Guerre, Berlier, membre du Conseil Supérieur du Travail, Charpentier, ancien député, conseiller général, Pétrus Faure, maire de Saint-Etienne, Vittone, président du Conseil d'arrondissement, Vinet, adjoint au maire de Saint-Etienne etc.

 

La direction de la Manufacture Nationale était représentée par M. le colonel de Verneuil, les commandants Jolliard et Daudrei, le capitaine Rolland et tous les officiers, contrôleurs, chefs d'atelier etc.

 

Les différents établissements de la guerre avaient envoyé des délégations, à  savoir: Lyon: Moiroud, conseiller municipal d'Oullins, président du syndicat, Bouchet, secrétaire, Rozier, Martin, Dreyere, Ageron, Dufourneau; Bourges: Lucain, secrétaire du syndicat, Virmot, secrétaire-adjoint; Valence: Barthelon, conseiller municipal, secrétaire du syndicat, Bénistant, adjoint. Tout le conseil syndical de Saint-Etienne était présent. De nombreuses couronnes avaient été apportées par les délégations.

 

Une foule compacte se trouvait sur tout le parcours du cortège qui a suivi l'itinéraire suivant: rue Marengo prolongée, rue du Gazomètre, rue de Roanne, rue de la Préfecture, Jacquard, Benoît-Malon, d'Isly, cimetière de Montaud. Au cimetière, des discours ont été prononcés par les citoyens Lebraly, secrétaire du syndicat de Saint-Etienne, Gervaize, secrétaire de la Fédération Nationale et Charpentier, ancien député.

 

 

Discours du citoyen Lebraly

 

Messieurs,

Camarades,

 

Devant un cercueil si prématurément fermé, il m'incombe l'impérieux et pénible devoir de me faire l'écho de la poignante douleur éprouvée par tous les membres de notre organisation, dont le camarade Chabany était le président, et d'apporter un dernier hommage à  celui qui, pendant 15 ans, c'est à  dire depuis sa création, apporta un dévouement et une énergie exemplaires pour mener à  bien, avec le concours de quelques camarades, l'oeuvre si digne et si respectée qu'est notre syndicat.

 

En 1901, lorsque le regretté président Pélissier quitta l'établissement, c'est sur le nom du camarade Chabany, qui avait occupé les fonctions de trésorier du syndicat depuis le début, que ses camarades du conseil portèrent leur confiance pour lui succéder. Chacun de nous sait avec quelle sollicitude et quel zèle il prenait les intérêts du syndicat. Chabany avait en lui des aptitudes naturelles qui convenaient aux fonctions qui lui étaient confiées.

 

Il était bon, modeste, affable, d'une sincérité irréprochable et possédait une autorité morale qui imposaient à  ceux qui étaient avec lui, la confiance et l'estime. La presque unanimité des ouvriers l'aimait de coeur et tous, chefs et compagnons, le respectaient précieusement. Je crois être dans le vrai en affirmant que tous ceux qui l'ont connu, seraient-ils d'un camp adverse, regretteront cet homme de coeur qui savait plaire à  tous sans abandonner la moindre parcelle de ses devoirs. Il y a deux mois à  peine, la maladie l'obligea à  cesser son travail. Nul ne se serait douté que c'était pour ne plus revenir parmi nous. Chacun s'intéressait à  sa santé et des nouvelles rassurantes nous faisaient croire à  son rétablissement prochain. Mais il y a huit jours, son mal, que l'on espérait vaincu, s'aggravait et la mort imprévue et brutale l'arrachait à  notre profonde amitié, alors même qu'il allait pouvoir bénéficier de cette retraite pour laquelle il avait tant travaillé et nous aider encore de ses valeureux conseils.

 

Maintenant, tout est fini. Après quelques jours d'angoisse vécue parmi nous, il nous quitte à  jamais mais avec la satisfaction du devoir accompli.

 

J'adresse en de pareilles circonstances l'expression de nos bien sincères condoléances à  sa famille éplorée. Quant à  vous, camarade Chabany, reposez en paix. Vous emportez avec vous les regrets éternels de vos camarades et votre souvenir restera gravé dans nos coeurs.

 

Vos collaborateurs s'efforceront de suivre le chemin tracé par vous pour continuer la tâche si noble que vous vous étiez imposée. Au nom du Conseil d'administration, au nom des camarades de l'organisation, je vous adresse un dernier adieu.

 

Discours du citoyen Gervaize

 

C'est dans un sentiment d'affliction profonde qu'au nom de la Fédération du Personnel Civil des Etablissements Militaires et de l'Union des Travailleurs de l'Etat, je viens dire un dernier adieu à  notre regretté camarade Chabany. Il est mort au moment où, après une vie toute remplie de labeur et de dévouement, il eût pu enfin goûter un peu de ce bien-être qu'il désirait tant pour les autres. Retracer sa vie serait chose, on peut affirmer que toujours il fut plus préoccupé du bonheur des autres que de sa propre situation. Il vécut pour autrui. Animé d'une grande activité, il se dépensa sans compter pour les plus nobles causes.

 

Au moment où la République, conformément à  sa mission, chercha à  répandre dans le peuple l'instruction, sans laquelle les citoyens n'ont pas pleinement conscience de leur rôle dans la société, Chabany comprit la grandeur de l'oeuvre et il fut à  Saint-Etienne un des fondateurs du Sou des Ecoles laà¯ques mais il ne crut pas avoir fait suffisamment en s'occupant de la création de cette oeuvre utile au premier chef, il se préoccupa des conditions de son fonctionnement. On le vit rechercher des subsides pour lui donner les moyens de contrebalancer l'influence des patronages à  tendance confessionnelle et aller lui-même au sein des familles pauvres distribuer l'argent recueilli et encourager les parents à  envoyer leurs enfants dans les écoles où ils feraient l'apprentissage de la liberté.

 

Mais là  où il nous fut donné de juger l'homme et de l'apprécier, ce fut dans le rôle qu'il remplit dans les organisations économiques.

 

Sans dénier la valeur de l'action politique, Chabany comprit qu'à  elle seule elle ne pourrait être efficace pour l'émancipation du prolétariat. Convaincu que les syndicats ouvriers étaient appelés à  faire beaucoup dans cette voie, il se préoccupa, aussitôt qu'il en reconnut la possibilité, de grouper économiquement le prolétariat des établissements militaires.

 

Cela nous reporte à  près d'une vingtaine d'années en arrière. En 1893, quelques ouvriers, dont on ne louera jamais assez l'initiative, se concertaient pour rechercher par l'entente de tous les intéressés, les moyens d'obtenir une pension de retraite pour les ouvriers de la guerre que les invalidités ou l'âge obligeaient au repos pour toujours. Chabany fut un des promoteurs de ce mouvement. Aujourd'hui, l'action de ces hommes paraît peut-être un peu vieillotte mais il juste de dire cependant qu'il fallait à  cette époque beaucoup plus de courage pour jeter les premiers jalons de l'action syndicale qu'il n'en faut aujourd'hui pour développer cette action. Les syndicats, il y a une vingtaine d'années, étaient comme aujourd'hui autorisés par la loi mais les pouvoirs publics et les administrations n'en voyaient pas d'un bon oeil la constitution dans les industries de l'Etat.

 

Les représentants de l'administration de la guerre, habitués à  être les maîtres absolus dans toutes les questions relatives au travail, ne pouvaient encourager les tentatives faites par quelques salariés dans le but de donner un peu plus de droits à  l'ensemble du personnel ouvrier. Il y avait donc danger réel à  ce moment-là  à  esquisser la moindre action collective. Notre regretté camarade Chabany le savait.

 

Mais ces considérations n'étaient pas faîtes pour l'arrêter. Aidé du camarade Pélissier et de quelques autres amis dévoués, il entreprit un vaste mouvement de propagande devant lequel l'hostilité de certains administrateurs n'eut pas de prise, mais qui fut le point de départ de toutes les améliorations obtenues depuis et que je n'énumérerai pas parce qu'elles sont connues de tous à  l'heure actuelle.

 

Depuis ces temps déjà  lointains, l'autorité de notre camarade Chabany ne fit que grandir parmi les ouvriers. Et qu'on ne croit pas qu'il s'agit ici de cette autorité que certains hommes opposent à  d'autres parce qu'ils se placent à  un degré plus élevé de la hiérarchie sociale. L'autorité de Chabany était toute morale, il l'avait acquise parce qu'il n'était pas possible qu'aucun de ceux qui l'ont connu ne se rendit pas compte de son grand bon sens, de sa droiture, de son dévouement.

 

A la tête de la Fédération de la guerre depuis des années, jouissant de la confiance de tous, qui dira jamais le rôle difficile qui fut le sien dans nos congrès ?

 

Appelé à  présider nos assises annuelles, il eût la tâche difficile de concilier les intérêts de tous. Il lui fallait intervenir maintes fois pour que les discussions entre les hommes du Nord et du Midi restassent ce qu'elles devaient être pour tempérer l'ardeur combative de nos plus jeunes camarades et redonner un peu d'énergie à  ceux qui, en raison de leur âge, lui paraissaient voir les choses avec trop de calme.

 

Désormais, nous ne l'aurons plus pour nous guider de ses conseils dans des circonstances difficiles. Il est ravi à  l'affection de tous, au moment où il eût pu, dans une retraite paisible, jouir de la paix qu'il voulait pour tous nos vieux ouvriers.

 

Devant ce mort, nous nous inclinons avec respect, qu'il reçoive notre dernier adieu, de même que celui de tous ceux qui l'ont connu et aimé. Sa vie sera pour nous un exemple qui nous suivrons sans aucune défaillance. Puissent ces condoléances sincères être une atténuation à  la grande douleur de sa famille. Camarade Chabany, au nom de tous les travailleurs de la guerre, de tous les travailleurs de l'Etat, et du fond du coeur, je vous dis un dernier adieu.