La personnalité d'Andrieu était celle d'un meneur d'hommes, syndicaliste et révolutionnaire convaincu. Sa place, dans l'histoire du mouvement ouvrier de la Loire et de notre pays, est restée longtemps méconnue. Il se trouva dans des circonstances particulièrement importantes, au centre d'une action pacifiste et révolutionnaire qui n'a pas eu d'équivalent en France. Il mourut en décembre 1936 solitaire et presque aveugle.
Classe 1896. Service armé. Mobilisé chez Holtzer. Marié, un enfant. L'ancien secrétaire du syndicat des charpentiers en fer de la Seine arriva en 1915 à Unieux où sa première manifestation paraît être une lettre écrite à "l'Union des Métaux" parue en décembre de cette même année. Sa présence à une période clandestine du syndicat des métaux de Firminy est signalée pour la première fois le 14 janvier 1917. Devant 200 personnes, Andrieu déclare: " Cette réunion a été interdite par le Préfet et le patron car ils craignaient de nous voir suivre l'exemple des ouvriers de Paris, où les patrons forcés par l'organisation syndicale, ont dû accordé une augmentation de salaire... Les syndiqués de la Loire demandent l'égalité mais s'ils n'obtiennent pas satisfaction, ils répondront par l'illégalité... Il ne faut pas avoir peur que les mobilisés syndiqués partent au front. Courrioux a été arrêté et envoyé au front pour avoir diffusé de la propagande pacifiste mais la CGT s'occupe de lui. La guerre actuelle a été voulue par les Holtzer, les Verdié (fonderie de Firminy, ndlr), les Krupp et par tous les capitalistes et usiniers de tous les pays."
Son activité s'étend ensuite aux réunions de commissions mixtes sur les salaires et on le voit participer à différentes réunions où il rend compte des entrevues avec le Préfet Charles Lallemand, le contrôleur régional de la main d'oeuvre militaire (le capitaine Trévis) et le Ministre de l'Armement (Albert Thomas). Le 24 mars 1917 au Chambon Feugerolles, le 25 à Firminy, puis les 28 et 29 avril, les 3 et 24 juin, après l'acceptation du bordereau de salaire des syndicats. Le 19 juin 1917, les ouvriers obtiennent en effet une augmentation de salaire supérieure à 10%. Le principe d'une égalité de travail féminin et masculin est réaffirmé et les fiches de paie clarifiées. C'est de cette lutte que va naître un profond antagonisme entre Andrieu et le Préfet Lallemand, qui aboutira en décembre à la tentative de renvoi au front d'Andrieu. Lequel s'occupe en même temps de la création d'une section féminine du syndicat des métaux de Firminy (27 avril 1917) et suit les réunions des "amis de CQFD".
Il s'attache à réunir les différentes catégories de travailleurs des métaux, pour expliquer les modalités d'application du nouveau barème, et en même temps développer une propagande syndicaliste plus en profondeur: 2 août à l'usine Verdié, le 15 avec les maîtres-puddleurs d'Holtzer. Il se déplace aussi à Saint-Chamond, où, le 12 août, il explique comment il a reconstitué le syndicat de Firminy qui avait disparu avec la déclaration de guerre. Il conseille de rompre le contact avec le contrôleur local pour s'adresser directement au contrôleur régional et au ministère. Il compare la Révolution russe à la Révolution française de 1793 et la cite en exemple. Le 3 septembre 1917, lors d'un meeting à Unieux il parle d'un incident, l'incident Noir, qui s'est produit aux usines Verdié: "Si la même chose se produit ici, les travailleurs doivent se dresser contre le capitalisme." Andrieu stigmatise les députés socialistes qui, une fois élus, font fi de leurs électeurs. Il salue la révolution russe.
Son activité à Firminy va croissant: au cours du mois de septembre 1917, il crée un groupe de pupilles (13 à 16 ans) et développe un programme d'éducation. Il les réunit toutes les semaines ainsi que la section féminine du syndicat des Métaux. Il parle de l'action syndicale pour le barème et explique que le barème préfectoral n'était "ni chair ni poisson" et que c'est sous la poussée des syndicats qu'un nouveau barème a été élaboré: "Nous acceptons de subir les rigueurs de la guerre mais que les exploiteurs les subissent aussi. Plus on attend, plus le mal empire. On dit que ce sont les travailleurs qui sèment la discorde. C'est au Palais Bourbon que se commettent toutes ces saletés. Ce sont nos députés qui demandent à ce que la guerre continue parce que les industriels, les financiers, les gros capitalistes veulent qu'elle continue: tous ces gens là sont bons à mettre dans le même sac... Nous aussi voulons la victoire, mais non la victoire du droit, celle des exploiteurs, mais bien celle de la raison. Nous voulons que les peuples soient victorieux pour eux, nous voulons que les exploiteurs, qui empochent continuellement des millions, rendent gorge."
Il cite en exemple les ouvriers parisiens, exalte l'union: " C'est la menace de grève de 24h qui a fait récemment reculer le gouvernement. Si nous avons le nombre, nous avons la force. Demain, la réaction peut se manifester, elle se manifestera, c'est inévitable. Camarades, il faudra faire tourner à votre avantage la révolution que les réactionnaires auraient voulue". Son activité et ses déclarations "incendiaires" inquiètent les autorités militaires et civiles. Le 22 novembre 1917, le général Dantant, commandant la XIIIe région adresse un rapport circonstancié au ministre de la guerre: " Le soldat Andrieu se livre depuis longtemps à une propagande dont je ne veux retenir que le caractère antipatriotique. C'est un meneur, un excitateur. Monsieur Lallemand, ancien Préfet de la Loire, aujourd'hui Chef de cabinet au Ministère de la Guerre, me faisait encore savoir qu'il fallait de toute urgence éloigner Andrieu des organisations ouvrières de la Loire. Ce serait un très bon exemple si ce soldat était rappelé à reprendre sa place dans un corps de troupe et je renouvelle ma demande du 11.6.1917."
De ce rapport, on peut retenir que l'action d'Andrieu préoccupait les autorités et cela depuis longtemps: en fait depuis les premières luttes de masse sur les salaires. Et que, comme le pensait Andrieu, le Préfet Lallemand avait mal encaissé le recul auquel il avait été contraint lors de la discussion du bordereau. Andrieu, bien que conscient du caractère inéluctable de la répression (lire plus haut) continue cependant sa propagande. Le 29 septembre, il avait déclaré que le but de l'organisation syndicale était la reprise des relations internationales et s'en prend aux majoritaires syndicalistes et socialistes "qui ont fait cause commune avec les partis bourgeois dans l'Union sacrée". Le 25 novembre, lors d'une réunion du Bâtiment de Firminy, il fustige Lallemand: " Il ne faut pas se contenter de l'indemnité de vie chère que l'on vous propose: elle ne correspond pas à votre valeur... Les patrons n'ont pas respecté l'accord signé en juin dernier chez sa majesté Lallemand. Les pouvoirs publics sont à la solde des capitalistes. Unissons-nous pour résister à nos exploiteurs ! Si un de nous tombe, il s'en trouve un derrière lui, prêt à prendre sa place pour combattre. Le peuple devait être souverain et il ne l'est pas. Comme dans cette salle, dans l'atelier, il y a une nuée de mouchards et nous ne l'avons pas voulu. Notre gouvernement actuel, dans l'entourage duquel gravite Monsieur Lallemand, est constitué de responsabilités hostiles aux aspirations de la classe ouvrière. Quand le peuple élit des maîtres, il donne des verges pour se faire battre..."
Dans la matinée du 27 novembre, le contrôleur local de la main d'oeuvre donne l'ordre à Andrieu de rejoindre son corps d'affectation: le 86e régiment d'infanterie au Puy. L'après-midi, réunion à la Bourse du Travail à Firminy: la grève est votée. Andrieu se rend à la gare mais, empêché de partir par la foule qui l'acclame, il est porté en triomphe jusqu'à la Bourse du Travail. Le 28 novembre, la grève est totale à Firminy. Il quitte la ville pour Le Puy, escorté par un millier de personnes. Réunions et manifestations sont quotidiennes, "empreintes d'un souffle de sédition": " S'il se trouve un Lénine, nous le suivrons !" Le 30, la grève gagne Rive de Gier et Saint-Etienne ainsi que Saint-Chamond. Le travail reprend le 6 décembre, sur décision du comité intercorporatif, après une entrevue avec les autorités. A la manufacture nationale d'armes, le travail reprend le mercredi à 18h pour le poste de nuit et le lendemain, 6 décembre, par les postes de jour des autres usines de guerre.
Le ministre de l'armement décide d' envoyer dans la Loire un contrôleur chargé d'examiner les difficultés relatives à l'application du tarif des salaires du 19 juin 1917. L'enquête doit déterminer si les salaires couramment pratiqués tiennent suffisamment compte des modifications que le coût de la vie a pu subir depuis l'établissement du bordereau. Les résultats de cette enquête, au cours de laquelle seront entendues les organisations patronales et ouvrières, devront être soumis à l'appréciation du ministre, qui statuera en cas de désaccord entre les parties. Les améliorations qui résulteraient de cette révision devant être appliquées rétroactivement à compter du jeudi 6 décembre inclus. De leur côté, les délégués ouvriers tiennent à déclarer qu'aucune considération d'ordre politique n'est intervenue dans leurs revendications.
Quant au soldat Andrieu, il bénéficie d'une permission pour se rendre à Montreuil, dans sa famille, pendant la durée des travaux d'une commission chargée d'examiner son cas. De là , il écrit au comité intercorporatif pour remercier les ouvriers de leur appui. Il revient dans l'Ondaine le 14 décembre où il tient une série de meetings. A Saint-Chamond notamment, il déclare: " Lallemand m'avait dit en juin 1917: je vous briserai, vous et vos syndicats et je vous ferai retourner à votre dépôt... Si le mouvement des 210 000 grévistes avait duré 48h de plus, il aurait entraîné toute la France dans un réel cataclysme...". En janvier et février, Andrieu et les syndicats multiplient les réunions en vue d'un mouvement dont on ne sait pas très bien par qui et quand il sera déclenché. Les autorités en sont tellement inquiètes que le 22 février 1918, le Cabinet du Premier Ministre, par la plume de M. Lallemand, toujours lui, écrit: " On peut se demander comment l'ouvrier mobilisé Andrieu dispose du temps nécessaire pour parcourir non seulement la région stéphanoise, mais plusieurs départements pour y proposer l'agitation par les conciliabules et les réunions ouvrières... Le président du Conseil désire être fixé exactement sur les absences d'Andrieu à compter du 1er janvier et par qui et pourquoi chacune de ces absences est autorisée." Le 4 janvier 1918, dans une réunion des Métaux de Firminy, Andrieu justifie sa position: " Oui j'ai dit et je maintiens que la guerre a été voulue par les dirigeants de tous les pays... Nous sommes et resterons les adversaires de l'Union sacrée. Voyez ce qui se passe en Russie: le peuple russe a affirmé son désir de paix, a chassé Kérensky, partisan de la lutte à outrance."
Le 13 janvier, il adresse pour le syndicat de Firminy une sommation au Comité exécutif des syndicats de la Loire pour faire aboutir la paix par tous les moyens et exploiter le mécontentement des travailleurs du textile et des mines. Il participe à la tournée d'Alphonse Merrheim dans le département: le 20 à Saint-Chamond, le lendemain à Saint-Etienne: la question première est celle de la paix, mais quels moyens employer ? Des cris fusent dans la salle: "la révolution". Non, dit Andrieu, pas encore, il faut faire une propagande incessante près des camarades d'atelier pour rallier le plus grand nombre à l'organisation. Les meetings se tiennent quotidiennement à Firminy. Andrieu essaie de temporiser . Il est traité de lâche et de vendu car la pression de la base est très forte. Une manifestation, organisée spontanément le 31 janvier 1918 par les femmes de Firminy, empêche le départ de la classe 1913. A la suite de cette manifestation en dehors des organisations, Andrieu s'interroge. Le 1er et le 2 février, au cours d'une réunion de la C.E. de l'U.D., puis d'un meeting intercorporatif, il déclare: "la Loire doit être capable de donner l'impulsion à la C.G.T. pour un mouvement insurrectionnel et vous devez être prêts à répondre à l'appel. Il faut faire une propagande incessante à l'atelier, au café, au restaurant." A partir de ce moment, il se déplace beaucoup pour porter la bonne parole. A Roanne (4 février) il apporte la contradiction à Albert Thomas, à qui il reproche de ne pas avoir parlé du socialisme et de la guerre: "la classe ouvrière a un ennemi aussi dangereux à l'intérieur que celui de l'extérieur: c'est le capital."
Le 7, il tient avec les dirigeants du Roannais une réunion en vue d'un "mouvement". Le 8, il est à Bourges pour un meeting des personnels des usines de guerre: " Les syndicats n'auraient pas dû jusque là se préoccuper uniquement de questions corporatives mais aussi de questions politiques. La guerre a eu lieu mais elle a assez duré: nous voulons la paix ! Je suis allé avec Merrheim le dire à Clémenceau qui m'a dit qu'il la désirait autant que nous mais que nous devions patienter. Cela fait deux mois. Que les flics de la salle le rapportent à leur patron, le premier flic de France. Clémenceau s'est cassé les dents contre le mouvement de la Loire. Les griffes du tigre sont rentrées mais s'il les montre à nouveau, faisons comme à Firminy, ou à Saint-Etienne... On sent qu'il se prépare quelque chose. Si vous faites grève à Bourges, comptez sur les camarades de la Loire. Il faut la paix tout de suite. Que les soldats du front que l'on essaie de dresser contre nous sachent que nous ne sommes pas des égoà¯stes, que nous pensons à eux, que nous voulons la paix pour eux surtout. Tenez-vous prêts, Camarades, non pas pour faire la révolution, bien que je sache que beaucoup d'entre vous ont cette idée. Tenez-vous prêts à lutter contre les réactionnaires, à rendre coup pour coup et peut-être seront nous obligés de faire comme le peuple russe. A bas la guerre, vive la paix !"
Craignant l'isolement de la Loire, il va, avec les syndicats de Firminy, s'efforcer au cours des mois de mars et avril, de consolider le mouvement. Son activité se concentre sur la préparation du congrès départemental du 24 mars et du congrès interdépartemental du 25 où il propose une motion, adoptée, pour demander au comité confédéral de tenir le congrès avant le 21 avril et de répondre dans les quinze jours. En cas de refus, le Comité de Défense Syndicaliste (CDS, constitué en 1916 au sein de la CGT et animé par Raymond Péricat) serait chargé d'organiser le congrès le 26 avril dans un centre autre que la Seine. Des échanges de correspondance ont lieu entre Andrieu, l'Union Départementale de la Loire, Raymond Péricat et les dirigeants majoritaires.
Groupe de militants présentant leur journal "La Vague". Andrieu est au 2e rang, le troisième en partant de la gauche.
En mars et avril, Andrieu mène une lutte sur trois fronts:
- les conditions de travail: deux malades sont morts à Firminy suite au travail forcé. Le 13 mars, il enjoint les ouvriers à cesser le travail dès que les forces baissent, vu le rationnement du pain à 300 grammes. "Faites la grève des bras croisés", leur dit-il.
- les salaires: " Refusons de supporter les frais de guerre des capitalistes qui, eux, recueillent les fruits en réalisant des bénéfices scandaleux." (13.3.1918)
- la suppression du travail aux pièces, pour l'établissement d'un barème de salaire, plus 20% de prime de vie chère (métaux de Firminy le 6 avril). Pour cela, grève des bras croisés à l'usine Leflaive. Le 15 avril, au syndicat des métaux de Saint-Etienne, il explique: " La direction cherchait, par l'établissement des fiches de paie, à porter atteinte au salaire de base et voulait scinder la prime de vie chère."
Il s'efforce en parallèle de la coordination de l'action des organisations, de canaliser la volonté de lutte des travailleurs de la région. " La question la plus angoissante à l'heure où il y a des milliers de cadavres, dans l'offensive de la somme, est celle de la paix. Aux impatients qui voudraient déclencher un mouvement immédiat, je leur dis d'arrondir les angles et de ne procéder à un mouvement d'ensemble que le jour fixé par les organisations. La C.G.T. et les secrétaires à la solde du gouvernement ne veulent pas marcher mais la Loire saura faire son devoir pour forcer le gouvernement à entamer des pourparlers de paix." (15 avril 1918 à St-Etienne). Mais toutes les luttes des syndicats minoritaires n'ont pas partout atteint le niveau de celles de la Loire. Le CDS et Péricat hésitent à convoquer un congrès autonome, en dehors du bureau confédéral, ce qui serait un acte de scission ouverte. C'est ainsi que Andrieu écrit à Péricat le 13 avril:
" Nous étions tombés d'accord pour que le congrès ait lieu avant le 1er mai. Le congrès départemental, en présence de Hubert, s'est prononcé pour la tenue du congrès fédéral le 21 au plus tard ou à son défaut, le 26 par le CDS. Or je suis surpris de lire dans Le journal du Peuple que le CDS organise le congrès pour la mi-mai. Mon conseil syndical m'a chargé, après examen de la question, de protester contre ce retard fâcheux. Nos précautions sont prises pour que le 1er mai, les travailleurs descendent dans la rue au moins pour 48 heures. Puisque ni la CGT, ni le CDS ne peuvent prendre de position avant le 1er mai, le conseil syndical a mandaté les délégués au conseil général de l'U.D. pour que les Unions Départementales prennent elles-mêmes les initiatives du mouvement.
Je ne doute pas, mon cher Raymond, de l'effort que tu dois faire dans ces milieux où tu te trouves, et il serait bon que les délégués des Unions du Sud-Est puissent aller donner quelques leçons aux manitous de la direction confédérale. Les métallurgistes et le bâtiment sont unanimes avec nous. Le textile a un tout autre sentiment que nous, mais à Roanne, par exemple, si les femmes pouvaient voter dans diverses questions, le conseil syndical (hommes) n'existerait plus. Il y a trois fois plus de femmes que d'hommes à l'organisation, mais elles sont gérées par les hommes qui sont majoritaires. Ce ne peut être que les syndicats qui ont écrit à la majorité mais ce ne sont pas les syndiqués. Il peut y avoir aussi l'arsenal de Saint-Etienne qui fait payer O,60 F par mois de cotisation et qui ne délivre pas de carte confédérale. Si la C.G.T. se repose sur ces lettres, elle a du temps à perdre, ou à gagner, puisque c'est tout ce qu'elle demande... Si comme l'a déclaré un camarade au congrès, notre action a pour effet d'avancer l'heure de la paix de 24 heures seulement, nous aurons fait oeuvre utile envers et contre tous.
Donc, mon cher Raymond, je ne peux rien t'affirmer aujourd'hui puisque le C.C de l'Union n'a lieu que dimanche, mais j'ai la conviction qu'un mouvement aura lieu dans la Loire et dans d'autres centres le 1er mai. si ce mouvement n'obtient les résultats que nous aurions pu escompter, la faute en retombera sur ceux qui n'auront pas voulu prendre des responsabilités et leur lâcheté sera connue de tous les travailleurs. Si l'entraide peut faire quelque chose pour notre camarade Legris, je te prie de le faire car voilà plus d'un mois qu'il est à la prison militaire de Rouen. Nous avons un autre arrêté pour le même fait: Vincent Benjamin, il fit huit jours de cellule au 38e d'Infanterie, il est maintenant en subsistance à la 25e compagnie du 38e à Saint-Etienne. Merrheim est au courant de la situation. Fais quelque chose pour lui, si possible. Ici, deux mouvements de grève de solidarité en huit jours. Moral excellent, les troupes sont fraîches.
Clovis Andrieu"
Andrieu organise le chômage pour le 1er mai à Firminy mais en écartant toute manifestation violente qui entraverait les efforts pour convoquer le congrès minoritaire. Cependant, à la suite de la grève du 1er mai, des licenciement se produisent à Firminy. Meetings le 8 mai à Firminy devant 3000 personnes. Andrieu déclare: " six camarades des usines Verdié sur les onze licenciés seront traduits en conseil de guerre: le contremaitre a trouvé un prétexte pour nous accuser de défaitisme. Il savait que le lendemain (le 1er mai) personne ne prendrait la relève et ne pourrait effectuer la coulée. Il la fit cependant verser par les ouvriers du soir. Il n'a pas demandé au piquet (de grève) des laissez-passer pour l'effectuer: le saboteur c'est lui ! Les camardes sont mis à la disposition du ministère de l'armement. Nous donnons huit jours pour régler ce problème. Sinon la grève sera générale, dans le bassin de la Loire, d'un seul coup pour monter à Dummuis que l'on n'est pas décidé à se laisser faire."
Le 10 mai, à Rive de Gier, un autre meeting de solidarité se tient. Peu de monde mais Andrieu lance un dernier ultimatum: " Nous attendons les résultats de l'enquête de l'armement avant le 15." Le 11, il est à Saint-Chamond. Il va voir Bécirard à Lyon pour stimuler son enthousiasme pour le congrès. Le 18, à l'appel d'Andrieu, les ouvriers cessent le travail. Les ouvriers de l'usine Verdié n'ont pas été libérés. Il s'agit aussi de faire pression sur le congrès minoritaire, y compris physiquement. Désormais, les meetings sont quotidiens. Andrieu, le 20, à Firminy, s'élève "contre les bruits répandus par les bistrots, ces vendeurs de poison, que les grévistes ont fait fermer, sur la reprise du travail. Les résultats du congrès sont la levée en masse pour montrer qu'il en a assez de 4 ans de carnage. Le mouvement sera suivi partout dans le bassin de la Loire, pour Bourges, Nevers, Fourchambault, Givors, Lyon, tout le sud-est sera en grève. Le travail n'a pas repris à Paris: le 1er jour, 60 000 ouvriers étaient en grève, 150 000 le 2e, 250 000 le 3e..." La grève est totale dans la région de Firminy. Les usines ont fermé leurs portes. Mais dès le 22, Andrieu perçoit l'isolement de la Loire. A Paris les grévistes ont repris le travail. " Je dois voir un émissaire demain et il arrêteront de nouveau", dit-il. Le croit-il vraiment ?
Le 23 mai à Firminy, s'il entérine l'isolement de la Loire, il est décidé à mener la lutte jusqu'au bout: " Clémenceau m'a dit il y a une semaine qu'il y avait des éléments à la tête du mouvement révolutionnaire contre la guerre: c'est vrai ! Ce n'est point pour les jeunes classes, la grève, c'est pour tous les poilus du front. J'estime que les Français ont assez payé de leur sang. Vive la Paix !" Je vous ai recommandé le calme et le sang froid, mais si l'on nous provoque, nous répondrons par la violence, nous sommes décidés à agir." Et le 24 mai au Chambon: " le but du capitalisme, c'est de détruire la jeunesse dont dépend l'émancipation du prolétariat."
Le même jour, il reçoit le commissaire Oudaille, envoyé spécial du Président du Conseil, à qui il fait la déclaration suivante: " le point premier sur lequel nous nous battons et restons intransigeants: nous avons assez de la guerre, nous voulons la paix et pour cela, un seul moyen, gagner tous les ouvriers à notre cause, arrêter de ce fait toutes les usines de guerre et paralyser ainsi la production des outils servant depuis 4 ans à nous entretuer. Pour cela nous emploierons tous les moyens. Dans quelques jours la grève s'étendra à tout le bassin et deviendra générale. Nous marchons actuellement avec Paris, Grenoble, Bourges, Lyon et vienne. Nous désirons parler aux Allemands. Nous voulons nous rencontrer avec les délégations ouvrières des ennemis et les autres. Si nous n'obtenons pas satisfaction, nous reviendrons offrir nos poitrines aux pays. Si le gouvernement ne veut pas nous y autoriser, nous l'y contraindrons. Nous voulons connaître les buts de guerre français."
Il rend compte le 25 mai, à Saint-Etienne, de son entrevue avec Oudaille: il présente la grève comme le résultat des différents congrès dont Zimmerwald et Kienthal. Dans la nuit du 25, cinquante militants sont arrêtés, conduits en fourgon à Clermont-Ferrand, dont Andrieu, poursuivi en conseil de guerre sous inculpation de provocation à désertion et complicité. Lors de son arrestation, Andrieu dira: " Vous en arrêtez de doux comme des moutons et laissez dehors des militants sérieux. Vous arrivez 24 heures trop tôt, dès lundi nous devions reprendre le travail." Ceci indique que Andrieu était parfaitement conscient des difficultés nées de l'isolement. Il se trompait certainement sur la répression car au moins pour les militants de Firminy, elle a frappé très juste. Une manifestation, le 26 mai à 14h, fut très durement réprimée. Mais dès le 28, le travail reprend partout avec quelques réticences à Firminy cependant. A Clermont, le conditions de détention sont très dures: régime alimentaire insuffisant (ils sont obligés d'acheter de la nourriture à la cantine de la prison), visites interdites ainsi que la correspondance, sauf avec les avocats.
Cependant, par cet intermédiaire, des lettres parviennent à passer et quelques-unes sont ouvertes par la police. Par exemple celle du 9 juillet adressée à Hubert (bâtiment de Paris): " Ma santé est bonne et celle de mes camarades aussi. Mais l'interrogatoire ne va pas vite. Je suis passé mardi dernier pendant six heures. J'ai répondu à de nombreuses questions, les autres camarades passent à tour de rôle mais ce ne sera pas fini demain ! L'accusation ne tiendra pas debout, je le crois, mais en attendant nous subissons un régime qui ne devrait pas être appliqué. Nous ferons le nécessaire pour que cela change et tu pourrais voir les camarades à ce sujet. Je ne peux pas t'en dire plus long mais si tu peux voir mon député, peut-être pourra-t-il te renseigner. A tous les camarades, une fraternelle poignée de main. Faites une bonne besogne au cours des Assises fédérales et confédérales. Serre la main à tous les bons camarades."
Comme l'indique Andrieu, l'accusation est très mince. Elle se termine d'ailleurs par un non-lieu en août 18. Mais il reste en prison jusqu'en février 1919 et est de nouveau déféré devant le conseil de guerre en mars de cette année. Cependant, par sa politique répressive, le gouvernement a obtenu le résultat escompté: les organisations syndicales sont démantelées dans la Loire et quand elles existent encore, elles sont devenues majoritaires sous l'impulsion de Reynard. Aussi, dès son retour le 15 février 1919, Andrieu s'efforce de réorganiser le syndicat. Il s'est fixé à Unieux et dès le 22 février, il entame une propagande énergique pour la journée de 8 heures et la lutte des classes et en faveur des militants emprisonnés ou poursuivis.
Le 22 à Firminy, il attaque le Comité des Forges et Holtzer, responsables de la guerre, attaque l'intervention en Russie et en Allemagne. La lutte ne doit porter sur les améliorations de salaire, mais comme l'indique l'article I des statuts de la CGT, sur la "suppression du salariat, de l'exploitation de l'homme par l'homme". Le 28 février à Rive de Gier, il se défend des accusations portées à son encontre, d'avoir été vendu aux Allemands: " Pauvre j'étais, pauvre je suis resté." Il attaque la CGT qui demande la journée de 8 heures par ses représentants à la Conférence de la Paix alors que seuls les travailleurs peuvent l'arracher par la lutte, sans avoir recours à l'aide des diplomates. " L'état de siège est maintenu par peur du bolchevisme. Ce qu'il faut c'est la suppression du salariat... Le bolchevisme est né de la rapacité des capitalistes, et sa création est le résultat de l'état social actuel. Clémenceau n'a pas tenu sa promesse: Péricat et d'autres doivent passer en conseil."
Dès le 5 mars, le Préfet s'inquiète de l'action d'Andrieu: " Sous une forme plus nuancée que Flageollet, car il est maître de sa parole, Andrieu n'en exprime pas moins les mêmes théories révolutionnaires, très proches du bolchevisme." Le 2 mars, Andrieu avait critiqué la CGT " qui pactise avec le gouvernement et ne fait rien pour l'amnistie". Le 16 mars, il explique pourquoi ils ont, lui et ses camarades, refusé de se présenter devant le conseil de guerre, ils auraient voulu pouvoir faire citer quelque 600 témoins à décharge, ainsi que le commissaire Oudaille pour y être confrontés avec lui. Passant à la situation politique, il déclare: "Nous devons faire avec la CGT , du 1er mai, une journée de lutte pour les 8 heures. La révolution se fera par une insurrection. Qu'on le veuille ou non, la vague bolchevique déferlera sur la France et nous ferons de Clémenceau ce qu'ils ont fait du Tsar."
Au comité général de l'U.D., ses efforts portent sur la suppression de l'ordre du jour du 1er septembre 1918 qui tend à condamner l'intrusion dans le syndicalisme de problèmes et d'organismes étrangers aux buts purement corporatifs poursuivis par le syndicat. En clair, cet ordre du jour vise le CDS et le Comité intercorporatif. Andrieu veut aussi condamner la CGT pour collaboration gouvernementale, passivité contre la répression, participation à la guerre et étouffement des luttes ! En avril et mai 1919, il fait une propagande incessante notamment contre l'intervention en Russie, montrant par ailleurs le caractère aléatoire de la revendication sur la journée de 8 heures. Délégué au Congrès de Lyon, une violente polémique l'oppose aux secrétaires fédéraux (Blanchard, Lenoir et Merrheim) et à Dumoulin, sur les évènements de mai 1918 et décembre 1917 et l'action de Blanchard et Merrheim. Il vote contre le bureau confédéral. De retour à Firminy, il rend compte de son mandat et accuse la CGT à propos des derniers évènements:
" Sans doute, vous me trouverez dur pour des hommes qui, somme toute, ont fait faire des pas immenses au syndicalisme et ont, à un moment donné, bien mérité du prolétariat. Mais réfléchissez un peu sur l'échec incompréhensible de tout ce qui se présentait d'une façon si favorable. D'abord les évènements de la Mer Noire suivis de la mutinerie de Toulon. Nos frères révolutionnaires russes avaient arrêté et gardé un certain temps quelques-uns de nos camarades marins pour leur faire voir ce qu'était le bolchevisme et les transformations à partir de la révolution mondiale; ils les avaient relâchés après de nombreuses marques d'amitié fraternelle. L'action de ces hommes qui avaient vu de près le règne du peuple, avait été telle que les équipages conquis au bolchevisme étaient prêts à tout. Nous avions la partie belle et la grève générale du 21 juillet allait permettre d'abattre d'abord Clémenceau, le sinistre vieillard, le tigre abhorré puis l'abjecte société capitaliste. Nous touchions au but, la dictature du prolétariat n'était qu'une question d'heures. Au lieu de cela, qu'avons-nous vu: les Jouhaux, les Merrheim, sur un ordre de Mandel, brisant dans nos mains l'arme prête à servir, semant le désordre et la confusion dans nos rangs , et livrant nos militants à la risée des bourgeois, et nos marins à la férocité des amiraux. L'ancienne C.G.T. et ses mandarins ont fait leur temps, place à d'autres pour la Révolution puisqu'ils ne veulent pas la faire."
Cette intervention est capitale car elle donne la mesure de l'évolution d'Andrieu: la reconnaissance de la nécessité de la dictature du prolétariat, montre son rapprochement des thèses et principes bolcheviques. L'absence d'un authentique parti du prolétariat, capable de conduire les masses à la révolution ne semble pas le préoccuper, ce qui le conduit à attribuer aux secrétaires fédéraux, à la CGT, la responsabilité de l'échec. Pour lui, l'organisation révolutionnaire, c'est le syndicat. Le 28 octobre, Andrieu, après avoir rendu compte de son mandat au comité générale de l'U.D., démissionne en raison du principe dont il s'est fait l'ardent défenseur, celui de la non rééligibilité des fonctionnaires syndicaux, qu'il s'applique. Tout en soutenant de ses conseils le syndicat de Firminy, il se contentera de parler dans des réunions publiques où sa présence permet encore de remplir une salle. La plupart de ces meetings seront dénaturés par les ouvriers. Le 7 novembre 1919, une réunion électorale est boycottée par les ouvriers aux cris de "Vive Lénine, Vive Trostky, Vive les Soviets !" Andrieu, à qui on avait d'ailleurs reproché dans les milieux anarchistes d'être un agent électoral su socialisme longuettiste Laffont, déclare: " ... je suis antiparlementaire car tout est gangréné dans la République actuelle. Ne votez pas car cela ne sert à rien..."
Le 21 février 1920 se tient, sous l'égide de la Bourse du Travail et de la CGT, une réunion avec Jouhaux et Merrheim. Les anarchistes sont partisans d'empêcher la réunion. Andrieu pense qu'il faut appeler les travailleurs à venir en masse pour confondre aux yeux de la classe ouvrière "ces faux révolutionnaires repentis que sont Jouhaux et Merrheim". Mais les anarchistes ne veulent pas laisser parler les dirigeants de la CGT qui, "parce qu'ils savent bien parler, pourraient influencer la salle". Le public, fort nombreux, refuse le bureau désigné à l'avance et c'est un véritable tumulte qui accompagne les tentatives de prise de parole. Seul Andrieu parvient un moment à se faire entendre. Il est aussi le seul, le lendemain au Comité Général de l'UD à défendre les saboteurs de la réunion (on avait dit qu'il s'agissait de camelots du Roi) et affirme qu'il s'agit de travailleurs qui les avaient jugés et étaient écoeurés de leur aiititude pendant la guerre et aussi de jeunes gens de lasse 1919 voulant affirmer leurs tendances antimilitaristes. Il reproche à Jouhaux, présent, sa ligne de collaboration de classe, son inaction vis à vis de la révolution russe. Il présente au nom du Syndicat des Métaux de Firminy une motion pour la grève générale immédiate le 9 mai 1920. Avant que la CGT en ait donné l'ordre. D'une fait d'une manoeuvre procédurière qui exclut du vote les délégués des deux premiers échelons du cartel, c'est à dire les corporations déjà en grève, et décide d'ajouter les abstentions au vote "contre", la motion Andrieu est repoussée. Ce qui n'empêche pas d'ailleurs certains syndicats de décréter la grève illimitée.
Il s'oppose aussi à la motion Allamercery sur la comptabilité en un mandat syndical et un mandat politique qui visait à permettre à Chovet, conseiller municipal du Parti Socialiste, de briguer le siège de permanent de l'Union Départementale. L'affrontement entre syndicalistes et socialistes tourne à l'avantage des premiers. Ce sont là , les derniers actes d'Andrieu dans la Loire. Diminué par la maladie, désespéré par l'échec de la grève de mai 1920, poursuivi par le souvenir de celle de 1918, il quitte le département pour s'installer à Villeurbanne.