Thursday, June 01, 2023

Le monument que Saint-Etienne n'a pas eu

Le comité constitué pour l'érection d'un monument aux morts de 14-18 prend contact avec la mairie en octobre 1920. En novembre 1922, il choisit l'emplacement par un vote à  bulletin secret. Ce sera la place Fourneyron.  Sa commission artistique proposait pour emplacement en premier lieu la place des Ursules, puis, dans l'ordre, la place Badouillère, la place de l'hôtel de ville et la place Fourneyron. Ce dernier emplacement obtient treize voix, contre deux à  la place de l'hôtel de ville. En août 1923, le Conseil municipal vote l'attribution en principe de la place en question.


Le comité avait adopté le principe d'un concours national à  condition que les artistes soient des anciens combattants ou ascendants/descendants d'anciens combattants. Il a lieu le 30 octobre 1924. Le jugement est rendu sur maquettes et dessins anonymes. Parmi les membres du jury figure l'architecte et urbaniste lyonnais Tony Garnier. C'est le projet "Aux Morts" qui est vainqueur. L'ouverture du pli dévoile le nom du sculpteur. Il s'agit du Stéphanois Alfred Rochette qui a déjà  réalisé les monuments aux morts de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire) et Chaumont (Haute-Marne).

D'après Le monument aux morts de Saint-Etienne, une brochure publiée en 1930, lors de la polémique, par la revue littéraire et artistique Les Amitiés foréziennes et vellaves,  Rochette, le lendemain du résultat, fit connaître oralement le nom d'un collaborateur en la personne de Jean-Baptiste Larrivé, puis par lettre quelques jours plus tard. Cet artiste lyonnais, grand prix de Rome en 1904, était connu notamment pour avoir participé à  la sculpture du monument aux morts de l'île du Souvenir, conçu par Tony Garnier et inspiré du célèbre tableau d'Arnold Böcklin: L'Ile des morts.

Quatre autres projets étaient en compétition. Celui de MM. Tournon, Silvestre (ou Sylvestre) et Sarabezolle décroche le 2e prix. MM. Hur et Tournayre sont 3èmes et MM. Berger et Prost 4èmes. Le projet de M. Giroud n'est pas primé.

Projet Tournon/Silvestre/Sarabezolle

Projet Hur/Tournayre

Projet Berger/Prost

Projet Giroud

 

Dans son numéro de novembre 1924, Les Amitiés foréziennes et vellaves apporte des précisions sur l'origine des candidats: le trio Tournon, Silvestre et Sarabezolle est entièrement parisien; Hur, Tournayre et Berger sont Stéphanois, Prost et Giroud sont Lyonnais. Silvestre, Sarabezolle, Hur, Giroud et Berger sont architectes, les autres sculpteurs. On note aussi, concernant le projet lauréat, que le nom de Larrivé est toujours cité devant celui de Rochette.

Très important, le concours stipulait également l'obligation d'inscrire les noms des 6000 Stéphanois tombés pour la France. Cette obligation, écrit la revue, «si elle imposait aux concurrents une très grande difficulté, peut-être superflue, devait commander la conception du monument: la solution est parfaite qui fait de cette masse de noms la matière même du monument [choisi].»

Si le résultat du concours ne plaît pas à  tout le monde, et si lors de la présentation des projets au public, certains manifestent leur hostilité, la revue, elle, se félicite du choix du jury. C'est un projet qui "satisfait pleinement l'intelligence"; " l'art, un art très sûr puisque, aussi justement, on mêle à  son sujet les qualificatifs de classique, d'antique et de moderne, s'y est fait le serviteur de l'esprit et du coeur"... Son amertume n'en sera que plus grande.

A cette date, on peut se faire une idée de ce projet grâce à  la photo de la maquette et cette appréciation :


"  L'idée est tout. Rien, dans la décoration sobre et riche des frondaisons du chêne, ne vient distraire l'oeil de l'harmonie majestueuse de la ligne. Le Souvenir, la Victoire, la Paix y trouvent leur part également mesurée. Et tout cette masse de grandeur, pétrie des noms des 6000 sacrifiés, est vouée à  cette si petite chose, si petite et si émouvante, ce corps gisant du poilu, offert à  tous les regards et que seules les voûtes massives de la colonnade isolent du mouvement de la rue pour l'exposer au ciel libre. Imaginez l'émotion qu'il y aura à  gravir ces degrés nus sous la lumière, et ce dernier mouvement du coeur quand le fils ou la mère franchira l'arche pour pénétrer dans la chambre de gloire et de recueillement. Les comparaisons n'ont d'autre mérite que d'aider à  comprendre; deux mots, très grands, mais que je ne renonce pas, viennent à  l'esprit: l'Arc de Triomphe, le Tombeau de Napoléon.
Ce choix est à  l'honneur de la ville: il lui assure un très beau monument, il la pose devant le pays. Le monument aux morts de Saint-Etienne sera cité en France."


Reste à  recueillir les fonds nécessaires à  sa réalisation. Le comité, présidé par un certain M. Dupin, remplacé ensuite, car décédé, par M. Rivière, avait lancé une souscription. Il recueille près de 500 000 francs; ce qui correspond au prix de réalisation fixé en 1924.

 

En mars 1926, le Conseil municipal autorise définitivement l'érection du monument place Fourneyron. Il faudra pour cela démolir les vespasiennes (w.-c.) et l'abri des tramways qui s'y trouvent. Quand au transformateur, il est prévu, pour l'esthétique de la place, de l'installer en sous-sol.

On en sait plus sur les dimensions du monument: un trottoir de 1,50 mètres de largeur à  la base du monument doit couvrir un cercle de 26 mètres de diamètre. Il fait 12,20 mètres de hauteur au total (10 mètres pour le monument seul) pour un diamètre de 11,30 mètres pour le monument proprement dit. En octobre 1926, il est procédé au déplacement des voies du tramway.

Mais le temps a passé, les prix des marchés augmentant, la somme recueillie apparaît très inférieure aux exigences. En avril 1926, les deux sculpteurs présentent un nouveau devis à  645 000 euros. L'examen de ce devis est alors confié à  des experts, trois architectes: Lamaizière, Bernardet et Dodat. Ceux-ci jugent que le projet n'est pas conforme au règlement du concours. En 1927, Rochette et Larrivé choisissent Tony Garnier comme architecte collaborateur. Un nouveau devis est présenté qui dépasse le million de francs ! Pour corser l'affaire, en 1928, Larrivé et Rivière, président du comité, meurent. Saint-Etienne est l'une des seules villes de France à  ne pas avoir de monument aux morts de la guerre de 14-18. Au mois de novembre, Les Amitiés vitupèrent: " C'est une honte pour Saint-Etienne ! (...) Les vivants oublient les morts ? Il faudra donc leur rafraîchir la mémoire, et les secouer..." La revue s'indigne aussi de la faible participation financière de la Ville (25 000 euros dans un premier  temps).

Une pétition est lancée estimant que "le comité n'est pas fondé à  se retrancher derrière l'insuffisance des fonds pour renoncer à  sa mission (c'est à  dire la réalisation du projet choisi par le jury en 1924, ndFI)  alors qu'il n'a rien fait depuis quatre ans pour recueillir de nouvelles souscriptions". En vain. Le comité renonce finalement au projet et à  la suite d'un accord intervenu avec la succession Larrivé et Alfred Rochette, celui-ci reste seul chargé d'exécuter un monument conforme à  de nouvelles conditions, moins coûteuses. Et ce en dépit de cet argument qu'avaient avancé les partisans du projet initial dans une lettre adressée au préfet de la Loire: " Le jury a jugé sur maquettes anonymes, il a choisi un projet, il n'a pas choisi des artistes. Le comité était lié vis à  vis de MM. Rochette et Larrivé mais comme auteurs du projet primé. Ce projet disparaissant, le comité n'a plus à  connaître ces messieurs après règlements de ses engagements vis à  vis d'eux. Si le projet "Aux Morts" n'est pas réalisé, vis à  vis d'un nouveau comité, MM. Rochette et Larrivé n'ont pas d'autres situations que celle des concurrents auxquels ils avaient été préférés en 1924 et ceux-ci seraient en droit d'attaquer un accord nouveau avec M. Rochette s'il est conclu par l'ancien comité."


Vaisseau des morts et nef de la Paix

Les travaux de construction du monument nouvelle version débutent en 1930. Quelques mois avant son inauguration par Albert Lebrun, La Loire Républicaine avait publié ce long article de Noël Badol:

" Le passant mal informé qui traverse la place Fourneyron, cette place qu'une municipalité ami des changements a coupé en deux par un nom nouveau, est intrigué à  la vue des palissades qui en occupent le centre. Quels travaux fait-on là -dedans ? se demande-t-il en contemplant la bizarre construction de bois à  laquelle la publicité livre un combat acharné. Le passant bien informé jette un coup d'oeil de côté, dédaigneusement. Bien qu'au fond de lui morde la curiosité, il se croit obligé de penser: pas encore fini ce monument !

Eh! si, il est fini. Ou presque ! A l'abri des regards indiscrets, il sommeille. Sa blancheur, à  demi recouverte d'une vaste bâche, est encore protégée des échafaudages. Il attend pour se montrer à  la foule, telle la courtisane antique dont il a la beauté à  la fois grave et vibrante, que sa nudité ait tout son éclat. Coiffeur et manucure manquent à  sa toilette. Dans le chantier momentanément délaissé, les blocs de pierre taillée, les moulages à  l'armature de fer, les dalles de marbre poli voisinent en un pittoresque désordre. Le sol, entaillé, piétiné, raviné, semble s'être imprégné de l'effort ininterrompu déployé pendant des jours et des jours. En entrant dans ce champ clos où le travail humain a triomphé de la matière, on se sent empli d'un instinctif respect. On baisse la voix craignant, comme jadis le prince charmant, d'éveiller trop tôt la splendeur qui repose.

Là , hommage magnifique aux victimes de la guerre, l'oeuvre se dresse. Conçue dans un esprit très architectural, mais qui n'a nullement sacrifié la sculpture, c'est le château d'avant de quelque vaisseau fabuleux, évocateur de lointaines et surprenantes aventures. La proue, tournée vers le centre de la ville, - le navire des morts vogue vers la cité des vivants - est ornée d'une colonne supportant une vasque de métal dans laquelle brûlera la flamme du souvenir. La coque porte à  l'avant et de chaque côté des sculptures allégoriques sculptées en haut relief. Sur le pont gît un cadavre drapé dans un suaire dont les plis lourds retombent sur les flancs de l'ouvrage. La partie postérieure, qui va en s'évasant, est creusée pour former un passage et se termine par deux murs latéraux en gradins. Dans la partie antérieure est aménagée une chambre voûtée.

Sur le portillon est représentée la Croix de Guerre. La porte donne accès à  la crypte dans laquelle était placé le livre des morts.



Une version de L'Ile des morts d'Arnold Böcklin. Ce que nous suggérons, c'est que le monument aux morts de Fourneyron s'inspire aussi de ce tableau mythique. Au premier plan, dans la barque qui va entrer dans la crique, les silhouettes du passeur (le nocher) et d'un mort dans son linceul.

C'est une sorte de chapelle ardente où, sous une vitrine au socle de porphyre poli, le livre d'or des morts sera continuellement exposé. Une fresque illustrera la muraille du fond. L'entrée de cette chapelle, étroite et basse, est écrasée sous un énorme écusson aux armes de Saint-Etienne. Coeur de l'édifice, luxueux et cependant mystérieux, le sanctuaire ainsi réalisé est l'écrin qu'il fallait à  notre piété. Le gisant qui couronne l'architecture mesure environ cinq mètres de longueur. Son échelle n'est pas celle des autres personnages et le contraste qui en résulte rappelle heureusement la technique égyptienne qui mêlait sur les monuments de la terre pharaonique des figures de taille différente suivant l'importance attribuée à  chacune.

Ce gisant, qui a donné l'idée génératrice de l'ensemble, fait strictement corps avec la masse, tandis que les hauts-reliefs s'harmonisant étroitement aux lignes et aux volumes généraux, sont plutôt de la décoration. Placé très haut, il n'est qu'esquissé et on le devine plus qu'on le voit à  travers son linceul. Le masque - déjà  celui de la mort - et le casque seuls sont accusés. Le suaire est travaillé de longs plis harmonieux.

Les personnages ornant la proue, artistiquement groupés, sont d'un style très personnel qui associe avec bonheur la conception moderne des ormes, une expression de vie intense, et le classicisme des lignes et des attitudes. Là -dessus flotte ce quelque chose d'impondérable qui fait le talent et qui se traduit ici par un sentiment de poésie allègre, musicalement rythmé. Chacun de ces personnages capte particulièrement l'attention et tous, cependant, sont si intimement liés, forment une composition si sûre, qu'ils sont inséparables.

Ce monument d'une inspiration extrêmement originale qui a su se traduire dans la pierre par une rare vigueur, s'apparente aux créations de Bourdelle. On y retrouve la même manière, mais moins grandiose, plus sobre, plus touchante parce que plus humaine. C'est l'oeuvre d'un artiste - je prends le mot à  son sens pur, si lourd de beauté -, une oeuvre dont chaque Stéphanois sera fier à  juste titre. La critique parisienne, M. Frantz Jourdain et M. Gabriel Mourey en tête, l'a reconnu qui, avant moi et avec combien plus d'autorité, a félicité son auteur, M. Rochette..."

Et l'auteur de préciser qu'Alfred Rochette est aussi l'auteur du monument Comte (dédié au Pasteur Comte, près du Musée d'Art et d'Industrie) et du monument aux morts de Terrenoire. Le sculpteur est décédé en 1934.



Le 22 octobre 1933, Albert Lebrun, président de la République, l'inaugure en compagnie de quatre ministres: MM. Miellet, ministre des Pensions, Paganon, ministre des Travaux Publics, Serre, ministre du Commerce et de l'Industrie et François-Albert, ministre du Travail et de la Prévoyance Sociale. Sont également présents Alfred Vernay, député maire de la ville, François Graux, le préfet, et Fernand Merlin, sénateur et président du Conseil général.

Le livre des morts

Alors qu'à  l'origine il était prévu de graver le nom de chaque poilu, le monument qui fut finalement édifié porte simplement gravée l'inscription "Aux 6000 Stéphanois morts pour la France". La mention "1914 - 1918" a été rajoutée ultérieurement, en même temps sans doute que l'inscription "Aux morts de 1939 - 1945". C'est donc sur un livre d'or, enfermé dans la crypte, que furent couchés les noms des soldats.

Cet imposant ouvrage est conservé aux Archives Municipales depuis fin 2005. Il mesure 50 cm sur 70 et pèse une trentaine de kilos. Sa couverture est en cuivre ciselé. En fait, il ne contient pas 6000 noms mais 5438 comme l'indique la première page: " Dans ce livre d'or sont inscrits les noms  des cinq mille quatre cent trente-huit stéphanois morts pour la France pendant la grande guerre 1914 - 1918."

Il a été achevé d'imprimer le 1er septembre 1933 sur les presses de l'imprimerie A. Waton, à  Saint-Etienne, sur papier Montval de Canson et Montgolfier, avec la collaboration de CL. Linossier, dinandier, Henri Jacquet, relieur, P. Janin, peintre graveur.

Tout est écrit en caractère Europe de Deberny et Peignot, lettres majuscules en noir hormis la mention "morts pour la France" dans le titre, les 26 lettres ouvrant le classement alphabétique et la francisque de Vichy sur la toute dernière page écrite.

La liste des morts débute avec A. ABRIAL (suivent cinq autres ABRIAL) et s'achève avec A. ZOGRAFOS. Il n'y a que le nom et la première lettre du prénom.

Ensuite figurent les noms et signatures d'Albert Lebrun et autres personnalités qui inaugurèrent le monument en 1933, et les 34 noms et signatures des membres du comité qui en est à  l'origine dont le président, M. Laurendon.

Sur la page signée par le président de la République et les ministres, on lit en bas, l'inscription "Libération FFI 20 8 44" et d'autres signatures. Les FFI auraient pu écrire sur la page du dernier texte mais c'est justement, peut-être, pour signifier que l'épisode pétainiste ne compte pas. En effet, le dernier texte du livre est le suivant: " Le premier mars 1941, monsieur le maréchal Pétain, chef de l'état français, a honoré de sa visite le monument aux 5438 Stéphanois morts pour la France pendant la grande guerre 1914 - 1918. Devant le maréchal, leur chef, 6000 combattants des deux guerres ont prêté solennellement le serment de la légion."