Le grisou ! Treize ans après la catastrophe du puits Jabin, jusqu'alors la plus importante catastrophe du bassin de la Loire (186 morts), le mot revenait, en juillet 1889, dans toutes les bouches stéphanoises. Entre 11 heures et midi, le 3 juillet, une détonation retentit dans les environs du Soleil, vers le Pont-de-l'Ane. " Immédiatement, un horrible pressentiment s'empare de toutes les pensées : c'est le grisou. On court au puits Verpilleux et au puits Saint-Louis (qui communiquent avec le puits Jabin, ndlr). Un peu de fumée sort de l'orifice et une odeur nauséabonde de puits humide transforme ce pressentiment en certitude."
Une hécatombe
Le Stéphanois qui rend compte des opération de sauvetage indique que 147 mineurs étaient descendus à Verpilleux. Et 30 à Saint-Louis. Sept mineurs sont aussi descendus au puits de Mars. Un décompte plus précis, publié le lendemain avec les noms, fait état de 157 mineurs à Verpilleux et 48 à Saint-Louis.
Mais une question brûle les lèvres: combien de victimes ? Le journal, dans son édition du 4 juillet, indique que cinq mineurs seulement ont été remontés et deux sont morts, les trois autres ne survivront peut-être pas.
Le même journal, le 5 juillet, indique que le principal centre de l'explosion, qui s'est produite dans la 13e couche, à la profondeur de 480 mètres environ, parait être le champ d'exploitation du puits Verpilleux ; mais elle s'est propagée dans toute l'étendue du champ d'exploitation de Saint-Louis et jusqu'au puits Jabin.
Vers 17h, les premiers corps remontés sont au nombre de six:
Gibert, 24 ans, marié depuis peu de temps.
Besson, gouverneur à Verpilleux.
Prenat, gouverneur à Verpilleux.
Cellier, gouverneur à Verpilleux.
Souchon, lampiste au puits Mars.
Un autre mort est méconnaissable. " Son corps n'est qu'une plaie; les jambes sont brisées, la tête écrasée ne forme qu'une masse informe de chair bouillie." Il sera identifié deux jours plus tard grâce à sa montre: Jean-Pierre Moulin, de Sorbiers, père de quatre enfants.
Il y a cinq blessés.
Les heures suivantes, sept autres cadavres seront remontés . Cinq ont été retirés du puits Saint-Louis, dont un noyé - le puits est inondé - et deux du puits du Bardo. Et quelques autres blessés dont deux, puis encore trois, allaient succomber.
Le 6 juillet, il n'y a plus d'espoir. " Les ingénieurs descendus dans la mine cette nuit ont pu se convaincre qu'il n'y existe plus d'êtres vivants. Il n'y a pas à craindre que des recoins existent, dans lesquels quelques mineurs aient pu trouver un refuge. Tout ce qui a échappé au grisou lui-même a été victime du mauvais goût (l'air vicié par le gaz carbonique, ndlr).
Ce jour, seize cercueils alignés reçoivent la visite des officiels, députés et autres, avant les funérailles, à 17h. D'autres cadavres seront remontés les jours suivants.
Le Stéphanois du 8 juillet: " Ils sont horribles à voir, deux énormément gonflés, les membres raidis, n'ont pu rentrer dans des cercueils, on les a laissés dans les caisses qui avaient servis à les remonter. L'un d'eux, la figure bouffie, les yeux aux globes jaunâtres sortant littéralement de la tête, a les lèvres entrouvertes, une bave épaisse en découle, et suinte le long du visage, tandis que les gaz produits par la putréfaction s'échappent à travers ce liquide par des bulles, à des intervalles régulièrement espacé, et produisent l'illusion d'un homme qui respire. Un autre a les yeux demi-clos, le ventre boursouflé, la langue noire, hideuse, d'une grosseur démesurée, sort de la bouche; elle semble comme poussée lentement par le gaz et les liquides qui fermentent à l'intérieur du corps."
Peu avare en détails morbides, le quotidien relate encore, le lendemain, suite à la remontée de nouveaux corps, l'empoignade entre deux familles qui se disputaient une dépouille. Chacune croyant reconnaître un parent...
Le 18 juillet, il reste encore de nombreux corps à remonter. Tous ne le seront pas. " Une quarantaine sont encore couchés au fond des galeries éboulées ou envahies par le feu", écrivait Le Grisou le 1er septembre.
Les dons
Cette édition spéciale de 4 pages, numéro unique vendu aux prix de 20 centimes, fut publiée pour venir en aide aux "veuves et orphelins". A son origine, il y a notamment Le Stéphanois qui, dès le 4 juillet, lançait un appel à la générosité des lecteurs et les invitait à participer à une souscription, ouverte dans ses bureaux et ceux de la mairie. Le journal montrait l'exemple en donnant 50 francs. Le maire Girodet déboursait 300 francs. Le 5, le dénommé L. Sévère publiait un texte poignant intitulé "Pitié": " (...) Mais à côté de ceux qui sont tombés au feu, victimes de leur devoir de travailleurs, il y a des femmes qui tendent leurs bras désespérés yers le puits assassin. Il y a des enfants qui pleurent et qui demandent le père à grands cris éplorés. II y a la misère qui veille au coin de chaque logis, maintenant vide et désolé. II ne faut pas que ceux-là aussi souffrent de l'injuste destinée ; il faut que demain il y ait du pain à la maison. Pitié pour ceux que la mort a pris au fond des puits ! Pitié pour les travailleurs qui sont tombés, la pioche à la main ! Pitié aussi pour ceux qui vivent, pour ceux qui pleurent, pour ceux qui souffrent et se désespèrent ! Pitié ! Pitié ! "
Le quotidien relate toutes les initiatives. Ainsi ce Mr Goyet, fermier des chaises de la place Marengo (gérant du kiosque musical ?) qui fait appel aux sociétés musicales qui voudraient bien donner un concert sur la place, le montant de la location des chaises étant reversé au profit des veuves et des orphelins. A Saint-Galmier, la Société philarmonique annonce qu'elle organisera un grand concert de bienfaisance.
La mairie de Villars ouvre une souscription. Le maire montre l'exemple en déboursant 50 francs. Celle de Saint-Etienne atteint vite les 850 francs. Au fil des numéros du journal, les donateurs sont cités: Louis Delainaud, avocat (25 francs); le personnel du Stéphanois (27 francs); la Loge Maçonnique L'Industrie, à laquelle appartenait Frédéric Marty (120 francs); un vétérinaire (10 francs); M. Pitaval, chapelier (5 francs); un typographe (5 francs); M. Marquié, secrétaire de la rédaction du Stéphanois (5 francs); M. le Chroniqueur du Stéphanois (5 francs); M. Moyse, notaire honoraire (50 francs); Noël Bouchardy, journaliste, (10 francs); etc.
Même les soldats des garnisons font leur bonne action. Ce qui est assez comique... Le total des souscriptions recueillie est de 312 francs 05 pour le 16e de ligne, et de 277 francs et 10 centimes pour le 38e R.I.
A Paris aussi, des souscriptions s'organisent à l'initiative de plusieurs journaux. Le directeur de la Banque de France informe le Préfet de la Loire que la Banque va verser une somme de mille francs. La Société générale pour la fabrication de la dynamite y va aussi de son obole de 500 francs. Chaque ministre souscrit personnellement pour la somme de deux cents francs et le conseil municipal adopte à l'unanimité une proposition allouant une somme de 10.000 francs aux familles. Cette proposition a été suivie d'un voeu tendant à ce que des plateaux soient placés à tous les guichets de l'Exposition universelle pour recevoir les offrandes du public. Les villes de Saint-Quentin, Vienne, Rouen, votent 500 francs d'aide.
A Saint-Etienne, le Conseil municipal, dans sa séance du 6 (ou 7) juillet vote un crédit de 5000 francs, destiné à l'organisation d'une fête de bienfaisance. Un conseiller fait connaître à cette occasion que la compagnie des Houillères de Saint-Etienne, "outre qu'elle se charge de tous les frais, donnera 1200 francs à chacune des veuves et 600 francs aux orphelins, indépendamment des prestations de la caisse de secours".
Frédéric Marty
Le rédacteur en chef du Stéphanois, Frédéric Marty, verse 10 francs. Il signera quelques années plus tard, en 1896, un ouvrage de poésies intitulé "Terre Noire". Un long poème, "Une catastrophe", évoque ces événements. Bizarrement, l'exergue indique " Le Soleil, 16 juin 1889".
" Tout à coup, un grand bruit éclate en bas, puis sourd,
Un grondement lointain se fait entendre et court
Dans les sous-sols, profond comme un vent de tempête.
La terre a tressailli, la machine s'arrête.
L'un des mécaniciens s'échappe comme un fou
Et courant sur le "plâtre" a crié: "le grisou !"
Dès lors tout s'interrompt, dès lors tout le travail cesse.
D'ailleurs le puits vomit une fumée épaisse
Qui monte en un flot jaune, en haut vers le ciel bleu;
Dans le dédale noir court le fleuve de feu !"
La seconde partie du poème, titrée "Sur le plâtre", est dédicacée aux ingénieurs Buisson et Desjoyaux, "les premiers descendus, victimes de leur dévouement". Gravement blessés et intoxiqués, ils ont survécu.
Frédéric Marty toujours, avait signé une tribune virulente dans Le Stéphanois du 7 juillet alors qu'Yves Guyot, ministre des Travaux Publics, et Ernest Constans, ministre de l'intérieur, étaient à Saint-Etienne pour assister aux funérailles, la veille: " La catastrophe de Verpilleux vient de démontrer malheureusement qu'il n'y a plus de sécurité absolue à espérer clans la mine. Hâtons-nous de faire des lois qui donnent satisfaction aux justes revendications dès mineurs. Les lois qui se promènent entre la Chambre et le Sénat sont loin; telles qu'elles sont, de contenter pleinement les intéressés, mais elles sont un premier pas dans la voie dés réformes radicales. Sait-on même ce qu'elles sont devenues ?
On va plus loin. On nous assure que le Conseil d'Etat est sur le point d'admettre que M. de Sauzéa était réellement atteint de folie et penche pour attribuer à une famille, riche déjà de plusieurs millions, ceux que le philanthrope a légués aux mineurs. Ce serait non seulement une iniquité, ce serait une infamie. Quand M. Colombet s'est adressé aux ministres leur disant d'agir sur le Conseil d'Etat et de lui montrer là où est la vérité, là où est la justice, les ministres n'ont pas répondu. Nous nous adressons surtout à M. Yves Guyot, qui est un ami politique, nous lui disons que si, demain, dans deux jours ou dans deux mois, l'arrêt du Conseil d'Etat était rendu dans ce sens, dix mille mineurs descendraient dans la rue. Et nous serions avec eux. M. Constans a, nous ne l'ignorons pas, beaucoup de fermeté et un talent spécial pour réprimer les émeutes. Nous lui demandons s'il ne vaut pas mieux les éviter. "
Colombet, conseiller général, au nom du Syndicat des mineurs avait, lors de son discours aux funérailles, interpellé les ministres: " Encore une fois les mineurs exigent leurs droits, demandent justice et vous font grâce de votre pitié et de vos aumônes."
Dessins de mineurs parus dans Le Grisou
Le Grisou, numéro unique
A la date du 1er septembre, quand parait Le Grisou, 182 598 francs et 86 centimes avaient été récoltés. Le Stéphanois continuait de dresser la liste des donateurs: 925 francs en provenance de Martigues, suite à une tombola et un concert; 409 francs des pompiers de Nevers; 300 francs de l'Alcazar de Perpignan; 300 francs envoyés par le receveur municipal de la ville d'Alger... Plus modestement, une collecte faite au banquet de l'inauguration d'une pyramide élevée à la gloire de la Révolution Française à Châtillon-de- Michaille (Ain) rapporte 37 francs 27. Des exemplaires de ce journal très éphémère sont conservés aux Archives départementales et à la bibliothèque de Tarentaize.
En première page, divers textes, plus ou moins longs. Quelques-uns évoquent brièvement les catastrophes précédentes de Jabin, millésimées 1871 et 1876 (70 et 186 morts environ, on n'est pas à quelques unités près) et Châtelus, le 1er mars 1887. Celle-ci fit 13 cadavres, si on nous permet ce trait d'humour noirci. Une soixantaine de corps ne purent être retirés. Et 15 blessés. Ces brèves font le lien avec le désastre de Verpilleux. D'autres catastrophes allaient malheureusement endeuiller le bassin stéphanois en 1890 (puits Pélissier) et le 6 décembre 1891 (puits de la Manufacture) causant au total la mort de 173 autres gueules noires.
Des poèmes sont proposés à la lecture comme cette "imprécation" subtile d'Ernest Chebroux qui damne la terre, qui n'est à ses yeux qu'une "affreuse mégère":
" (...) Partout la mort, partout de sombres funérailles;
Mère avare et sans coeur, n'as-tu donc plus d'entrailles;
Te faut-il notre chair pour engrossir tes flancs ? ..."
On y lit aussi une poème d'Etienne Carjat intitulé "Les Enfants de la mine". Etienne Carjat (Fareins, 1828 - Paris, 1906), photographe de Rimbaud, Verlaine, Victor Hugo... était aussi un caricaturiste de renom. Il a réalisé plus de cinquante portraits-charges de Stéphanois en 1856 et 1863. Son oeuvre de caricaturiste a été exposée à Saint-Etienne en 2010.
Cette page propose également diverses illustrations dont une vue du puits Verpilleux et une autre des funérailles à l'église du Soleil, du Monde Illustré. Cette vue a été publiée par ailleurs dans La Revue stéphanoise, accompagnée d'un texte titré " Solidarité", signé G.V. En voici un extrait où il est question encore d'entrailles:
" Ils sont morts ! Leurs enfants et leurs veuves en pleurs,
Ont vu venir l'hiver, saison des funérailles;
Et le froid, et la faim, qui rongent les entrailles
S'installent au foyer, en sinistres railleurs..."
Funérailles des victimes. Plus de 200 mineurs, 207 semble-t-il, ont trouvé la mort à Verpilleux.
A l'éloge " Aux mineurs stéphanois", de Julien Vacoutat, dans La Revue, répond " Les Mineurs de Saint-Etienne" de Sully Prudhomme, de l'Académie française, dans Le Grisou. C'est ce Sully Prudhomme qui signa la préface de l'ouvrage "Terre noire" de Marty, le cher confrère, qui lui rappelait l'année de sa jeunesse passée au Creusot. " J'ai gardé dans mon coeur l'impression infiniment triste et pieuse que j'éprouvais au bord du puits, source ténébreuse de la puissance industrielle du monde", écrit-il à Marty en 1895. On retrouve dans son poème du Grisou, le même ton de sa préface, quand il écrit, dans la dernière strophe:
" Si je songe à la nuit horriblement profonde
Qui punit le pauvre avec tant de rigueur
Le viol du noir dépôt dont s'enrichit le monde !"
D'autres textes plus techniques, sur lesquels on ne s'attarde pas, évoquent le grisou, la sécurité dans la mine ou encore le phénomène de l'explosion. Ce dernier est signé Francis Laur, député de la Loire (avant de l'être de la Seine) et inspecteur général des mines .
Les deux pages intérieures comportent, à gauche, une grande illustration montant des chevaux et mineurs dans une galerie, chaussés de sabots, s'éclairant à la lampe. On y lit une chanson en patois de 1861 du célèbre Babochi: " Cavalcada gagassi", et une poésie de Léon Merlin: "La muse quêteuse" dans laquelle il invite "dans sa sébile de bois" à "verser une aumône discrète".
Joseph Maissiat a écrit "Un hommage aux mineurs" avec un exergue de quatre lignes de Rémi Doutre, autre célèbre chansonnier stéphanois.
Un docteur Gonnard y va de son idée et demande que les orphelins des mineurs deviennent les pupilles de la Nation "pour qu'on en fasse des citoyens, des travailleurs, de dignes enfants de la France". Suit une nouvelle non signée, "La fiancée du mineur", qui occupe aussi une bonne partie de la page de droite.
Un texte revient sur la lutte contre le grisou, depuis le "Pénitent".
"Tant qu'on fera brûler, pour éclairer les ouvriers, une lampe au milieu d'un mélange détonnant, il faudra craindre une explosion. L'application de la lumière électrique serait évidemment la solution cherchée. Depuis longtemps déjà , on y a pensé mais jusqu'à présent on n'a trouvé aucun moyen pratique d'y arriver", conclut-il.
Une autre illustration, à droite, montre la découverte des cadavres. Vient le programme de la cavalcade-kermesse, place Marengo (aujourd'hui Jean Jaurès):
- distribution de médailles aux chars et costumes les plus artistiques,
- visite d'une galerie de mine reconstituée dans ses moindres détails,
- cidrerie normande et bazar populaire (kiosques de pâtisseries, macarons, guimauves...),
- maroquinerie, bijouterie,
- grand bar buffet et glacier,
- grand cirque international avec clowns acrobates, excentriques musicaux, la société de gymnastique stéphanoise,
- les baculots lyonnais,
- la femme colosse !
- la troupe soudanienne !
- une danse du ventre ("great attraction !")
- des chiromanciennes...
- grand bal à 22h et feu d'artifice
- grande tombola
La dernière page enfin montre un dessin des cercueils alignés devant le puits de Verpilleux, entourés par la foule. Frédéric Marty et Joannès Thomas, rédacteur au Mémorial de la Loire, remercient, au nom de la Presse, tous ceux qui ont répondu à son appel. Ils concluent: " Merci pour [les victimes], merci pour la cité stéphanoise, merci pour l'honneur de l'humanité."