
Frédéric Zarch, dans quel contexte a été créé l'Alhambra ?
Jusqu'à cette époque, les films étaient vendus aux forains, dans les théâtres, les brasseries, les cirques, sédentaires ou ambulants. On trouve mention d'un cinéma ambulant en 1896, place Saint-Louis. En 1899, le Cinématographe fait son entrée à l'Eden, un théâtre stéphanois. Entre les spectacles, un intermède cinématographique était proposé aux spectateurs.
La salle de l'Alhambra en 1910. Image empruntée à l'ouvrage de Jean Gabriel Histoire du cinéma à Saint-Etienne

Appareils de projection et de sonorisation de la salle (on disait alors l'Alhambra-Gaumont-Palace) dans les années 30. L'écran faisait 30 mètres carrés.
Combien coûtait une place de cinéma à l'Alhambra à cette époque ?
Le prix variait entre 1 franc et 2, 50 francs, selon qu'on était situé au parreterre, au premier balcon ou au deuxième balcon. Il y avait aussi des places réservées et des places louées à l'année. Les tarifs évoluaient en fonction de la visibilité par rapport à l'écran.
Arrêté préfectoral repris dans le journal La Tribune républicaine le 3 mai 1913. Les "hommes ratiers" dont il est question affrontaient des rats dans une cage. Ils se déplaçaient à quatre pattes et devaient les affronter dans un combat singulier et fixé sur la pellicule. Les gladiateurs devaient tuer les rongeurs, qui ne se laissaient pas faire,... avec les dents. Sans commentaire.

Comme au théâtre...
Exactement. D'ailleurs, on parle encore de scène. Il y avait un rideau de scène et une fosse pour orchestre pour l'accompagnement des projections. Le cinéma de la place Badouillère, construit sur l'emplacement de l'ancien Novelty Imperial en 1910, avait pour nom l'Etoile-Théâtre. C'était le temps du théâtre cinématographique. Il n'y avait pas de rupture entre les deux. Le public qui avait l'habitude d'aller au théâtre ou à l'opérette est allé au cinéma.
Ci-dessous: l'Imperial Cinema Novelty, futur Etoile-Théâtre puis Le Capitole, place Badouillère (Anatole France, précisément à l'angle de la grand rue et de la rue du Général Leclerc)

Affiche de 1939
Quelle fut la grande époque des cinémas à Saint-Etienne ?
Entre le milieu des années 30 et le début des années 60. C'est l'apogée des cinémas en France en terme de fréquentation. Elle correspond à la généralisation du parlant et au développement industriel et économique de la ville. A partir des années 30, le cinéma devient la première activité culturelle de toutes les couches de la population. Il se développe dans les quartiers, dans les amicales laiques, un peu partout. Les tarifs pratiqués font que tout le monde peut aller au cinéma. Il redevient vraiment populaire, après une période où il était devenu l'apanage des classes un peu plus aisées.
Ci-dessous: le Stella

C'est une époque où l'on peut parler d'une ville de cinémas. Il y avait le Cristal à Valbenoîte, le Bellevue, l'Idéal de Côte-Chaude... Aujourd'hui à l'inverse, on a à Saint-Etienne un "quartier" de cinémas - si l'on peut nommer ainsi le centre-ville - avec le Royal, le Gaumont et depuis peu, le Méliès. Quant aux quartiers périphériques de la ville, Beaulieu, La Cotonne, Montreynaud, leur développement tardif s'est fait sans aucun équipement cinématographique. Il n'y a que le France qui est un (petit) peu excentré.
Une des salles du France (archives FI)

Combien de salles de cinéma à Saint-Etienne durant cette période faste ?
Une trentaine de salles qui fonctionnaient essentiellement le week-end et une petite vingtaine de salles qui projetaient en semaine. Quelques noms, outre ceux déjà cités: Le Rex, rue Marengo, anciennement le Family; place de l'Hôtel de ville on trouvait le Coucou, le Star, l'Empire, le Studio et le Paris. Le Vox était situé square Violette; l'Etoile-Théâtre, place Badouillère, était devenu le Capitole. Il y avait encore le Normandie dont le nom provenait du célèbre paquebot, le Stella, le Saint-Louis, le Ciné-Soleil dans le quartier du Soleil, etc. Le nombre de fauteuils, pour les plus importantes d'entre elles, avoisinait les 1000-1500 places. Celles des amicales laiques bien sûr, et les salles paroissiales, étaient plus modestes, avec quelques centaines de places. 400 à 500 places "seulement" pour la salle de l'amicale laique de Tardy. Mais il convient d'ajouter qu'aux débuts des cinémas à Saint-Etienne, il y avait des salles encore plus grandes. L'Etoile avait une salle de 2500 places. Mais dans ce lieu, c'est le théâtre qui prit le pas sur le cinéma avant qu'il ne soit transformé en cinéma sous le nom de Capitole.
Salle de projection dans le nouveau Méliès encore en travaux (archives FI)

L'Atalante, jeune salle du France. Le Palace est né en 1927. En partie détruit lors du bombardement américain de 1944, il fut restauré sous une nouvelle identité, le Français, qui ferma en mars 1971 pour rouvrir sous le nom du France (archives FI)

Le souvenir d'Ava Gardner dans l'ex-Triomphe, café-théâtre fondé dans un ex-cinéma porno du square Violette

Actuellement, elles tournent autour de 200 millions. A Saint-Etienne, environ 900 000 billets d'entrée sont vendus chaque année. Et les 3/4 des spectateurs sont des personnes assidues qui vont au cinoche très régulièrement, entre une fois par mois et une fois par semaine. Mais ce sont les autres, ceux qui vont au cinéma une ou deux fois par an, qui font les gros succès: Titanic, Les Bronzés...

Peux-tu retracer dans les grandes lignes l'histoire des cinés actuels ?
L'Alhambra, rebaptisé l'Alhambra-Gaumont, aujourd'hui le Gaumont tout court, a toujours été une salle de prestige, la vitrine de la Gaumont. En 1931, sa façade s'ornait de huit grandes lettres de six mètres de haut. Il passait déjà , chez les Stéphanois tout du moins, comme le plus moderne de France. Il fut en 1976 un des premiers complexes, aujourd'hui on dit multiplexe, avec huit salles. Dernière grande transformation en date, en 2000, dix salles.
Le Royal dans les années 50


Le Méliès est aussi une très vieille salle. Son histoire commence en 1915 avec Mme Gagne et sa Brasserie de la Place du Palais des Arts. Cette brasserie a été transformée en un cabaret, Le Trianon, situé en sous-sol et un cinéma: Le Femina. Il fut rebaptisé Le Morgan pendant une courte période puis Le Méliès à partir des années 60. Il fut restauré par Jean-Pierre Lemoine au nom de l'U.G.C. qui possédait également les six salles de L'Eden, rue Blanqui. C'est en 1983 qu' Alain Cramier a racheté les deux petites salles du Méliès et lui a donné une identité de cinéma d'art et essai avec des rencontres, des débats, etc. Environ deux millions de spectateurs et plusieurs centaines d'invités sont venus à Badouillère. En 2006, comme chacun sait, il a déménagé dans l'hypercentre et s'est enrichi de deux autres salles, dans un immeuble flambant neuf...
L'ancien Méliès, cours Jovin-Bouchard

Le nouveau Méliès, en une année d'existence, n'a pas véritablement décollé en terme de fréquentation. Il suffit de prendre chaque semaine Le film français, la revue des professionnels du cinéma, et de regarder les statistiques pour Saint-Etienne, pour constater d'une part, que la fréquentation stéphanoise n'est pas terrible, et d'autre part, que celle du Méliès n'atteint pas des records. Je pense aussi que l'identité d'un cinéma ne se fait pas du jour au lendemain. A voir. De toute façon, on ne peut qu'espérer que la situation s'améliore, pour toutes les salles.
Détail de la couverture du programme-catalogue des Rencontres cinématographiques de 1983, les dernières, marquées notamment par un colloque international sur le thème de l'identité nationale, culturelle et la création cinématographique.
Et Le France ? Quelle est sa situation actuelle, après la "saga" de ces derniers temps ?
En tant que membre du Conseil d'administration, ce que je peux dire c'est qu'on a pris en charge le fonctionnement des salles et de l'association depuis quelques mois et que c'est un travail lourd. Il faut pouvoir mener de front l'aspect commercial d'une part et tout ce qu'on pourrait nommer "de service public", c'est à dire les activités scolaires, etc. La nouvelle équipe fait ses classes et prend conscience d'un certain nombre de difficultés. Il faut réussir à maintenir un équilibre fragile, pour survivre, comme les autres salles.
Au Gran Lux (archives FI)

Le Gran Lux ?
C'est un électron libre par rapport aux autres cinémas. C'est une salle associative, assez confidentielle et plus proche du ciné-club que d'une salle de cinéma classique. Elle a son public, plutôt jeune, et n'a pas besoin d'avoir un nombre de spectateurs très important. Mais qui se débat aussi dans un certain nombre de difficultés et qui a surtout beaucoup de dynamisme. Pour l'instant, elle s'en sort plutôt bien et c'est tant mieux.
Projectionniste de l'Astrée et photo (de Roger Oleszcak ?) publiée en 1981 en hommage au cinéaste Louis Daquin, qui fut le président des premières Rencontres en 1979. Elle a été prise à Saint-Etienne lors du repas de clôture de cette première édition. La légende indique: " On reconnaît Alberto Lattuada et Ettore Scola".


Les Rencontres Cinématographiques ?
Elles ont duré de 1979 à 1983. A leur origine, il y eut un certain nombre de passionnés dont Alain Renaud. Elles accueillirent dans les salles et à la Maison de la Culture de nombreux acteurs, scénaristes et réalisateurs, dont Bertrand Tavernier, Truffaut et Marcello Mastroianni. C'est encore un des gâchis de l'histoire du ciné à Saint-Etienne que de n'avoir pas su garder cette dynamique qui aurait pu donner à la ville une dimension culturelle très importante dans le domaine du cinéma.
La salle du Kursaal

Il y avait des cinémas porno ?
Comme dans toutes les villes. Le cinéma érotique avait bien commencé à la fin des années 60. Et à partir du septennat de Giscard d'Estaing, le porno s'est envolé. Il a d'ailleurs touché toutes les salles, aussi bien de quartier que les salles commerciales. Certaines d'entre elles ont fini dans le porno, d'autres ont viré vers le ciné de série B, le kung-fu ou le western spaghetti. Place de l'Hôtel de ville par exemple, il y a avait le V.S.D. qui a débuté dans le porno avant de finir dans le cinéma asiatique. Le Triomphe du square Violette a eu aussi sa période porno. Elle a été la dernière du genre à Saint-Etienne. Elle a fermé en 99 si j'ai bonne mémoire. Il a surtout bien fonctionné durant deux à trois ans, entre 74 et 77. A partir de 76, l'Etat a commencé à taxer le porno comme produit de luxe. Aujourd'hui, la consommation de porno est infiniment plus élevée, mais plus dans les salles de cinéma. Avec les vhs, internet et les dvd, plus besoin de salle sombre...
Parmi les acteurs, on peut citer Muriel Robin et Jacky Nercessian. A noter que Louis de Funès s'est marié à Saint-Etienne et que Jacqueline Maillant y a vécu dans les années 30. Parmi les cinéastes, Philippe Grandrieux a fait plusieurs films à la limite du cinéma expérimental. Et Jean Mesnier, auteur d'une quinzaine de films méconnus dans les années 30-50. Jean-José Frappa, le fils du peintre, fut critique de cinéma et scénariste. Charles Exbrayat a écrit aussi de nombreux scénaris et participé à un certain nombre de productions: La femme nue, Maria du bout du monde, L'Inconnue de Montréal...


Un dernier mot sur la Cinémathèque ?
Elle est l'héritière des "Offices du cinéma éducateur". Un cinéma dans lequel Saint-Etienne occupe une place particulière. C'est finalement le seul vrai apport de la ville dans l'histoire du cinéma, ou plutôt dans la conservation et la diffusion de son patrimoine. Elle est est la seule, avec Paris, à posséder encore une Cinémathèque municipale et son fonds est un des plus importants. A ma connaissance, mais on n'a pas encore fait tout l'inventaire, le film le plus ancien date de 1911-1912.
L'acteur Denis Podalydès au Méliès lors de la présentation de Coupable, de Laetitia Masson, tourné à Saint-Etienne (archive FI)