Friday, June 02, 2023

Sur une lithographie des années 1900, SEM se moque gentiment du compositeur. Massenet est assis au piano. Un verre à  portée de main; il a l'air béat. Ou plutôt il semble avoir un petit coup dans le nez. La publicité lui prête ces mots : " Je suis certain que les Bénédictins, au temps du Jongleur de Notre-Dame, buvaient de l'exquise bénédictine, comme nous en avons heureusement encore aujourd'hui."

 

Le Jongleur de Notre-Dame est un fabliau du Moyen Age, une petite merveille de la fin du XIIe siècle dont l'auteur est resté anonyme. Il a été publié en 1873 par Wilhelm Foerster dans La Romania. Se croyant seul, un Tumbeor (bateleur) fait son spectacle devant une statue de la Vierge, dédiant son adresse et son effort à  Marie. La chose se sait et devient un modèle de dévotion. Un tableau superbe du peintre britannique Glyn Warren Philpot (1884-1937) nous montre la reine des Cieux, couronnée mais vêtue de rouge comme une Mater dolorosa, descendue de son piédestal. Penchée vers un jongleur athlétique, agenouillé, elle essuie son front. Dans Héros et Merveilles du Moyen Age, Jacques Le Goff écrit: " Le Jongleur de Notre-Dame restera pour des siècles une oeuvre célèbre et inspiratrice qui confèrera une suite à  l'image héroique du jongleur. Un aboutissement en est l'oeuvre que Massenet compose en 1902, sous l'influence du retour à  la musique et à  la sensibilité du Moyen Age, exprimé dans la renaissance du chant grégorien et dans les inspirations de la Schola Cantorum."

 

Dans un petit ouvrage de 1920, édité par une maison parisienne nommée - c'est excellent ! - "Au Ménestrel", Maurice Léna raconte un autre conte. Le compositeur invita le librettiste du Jongleur dans sa maison d'Egreville pour y entendre l'oeuvre pour la première fois. Mais Massenet lui demanda d'abord de dénicher le piano qu'il avait dissimulé derrière un grand paravent. L'instrument était introuvable. " Alors mon pauvre ami, que voulez-vous ? Il faut reprendre le train..." lui dit Massenet. " Et de rire, de rire aux larmes, de ce bon rire gamin qui le délassait." Débonnaire Massenet souvent, et un gros visage jovial. Comme sur cette caricature de Capiello où le dessinateur lui tresse quand même une couronne de lauriers. Ou sur ce dessin de Chaplain qui le représente sur un âne, notant un thème populaire qu'il utilisera dans Marie-Madeleine.

 

Moins innocente sans doute, cette carte postale éditée en 1942 à  l'occasion du centenaire de sa naissance. L'artiste nous regarde en face. Sa moustache, ses favoris, le regard franc, c'est le visage d'un grand-père qui en rappelle un autre. Une carte dessine les départements du Rhône et de la Loire, avec le blason du Lyonnais: le lion et les trois fleurs de lis. On lit dans un cartouche une courte biographie du compositeur: " Massenet 1842 - 1912. Un petit garçon entre au conservatoire à  neuf ans. Il est le dernier d'une famille de 21 enfants, né le 12 mai 1842 près de Saint-Etienne, fils d'un maître de forge, ancien officier de l'Empire et de Mademoiselle Royer de Marancourt à  qui il doit son goût pour la musique. Bientôt, il cueille tous les premiers prix. Son influence, avouera Debussy, s'étend sur la musique contemporaine. C'est Massenet, l'auteur de Manon, de Werther, du Jongleur de Notre-Dame. Quelle musique charmante et délicate nous manquerait sans ce dernier fils, ce vingt-et-unième !" Et la carte de proclamer: " Familles, soyez fières, par vous la France vivra !"

 

Massenet est né à  La Terrasse sur ce qui était alors la commune de Montaud. Son père Nicolas-Alexis, d'origine alsacienne, s'était marié deux fois. Il fut le fondateur, en 1839, des usines dites de La Terrasse, délocalisées ensuite à  Pont-Salomon et qui livraient - c'est le compositeur lui-même qui l'indique lors de sa venue à  Saint-Etienne en 1898 - 300 000 faux et faucilles qui devinrent une concurrence pour les forges de Styrie et de Suisse. Dans un article du 3 mars 1921, publié dans Le Salut Public, lequel article fait écho à  un autre, dans le Mercure de France du 1er mars, nous lisons que Jules Massenet aurait déclaré que le bruit d'airain que faisaient les marteaux sur l'enclume avait déterminé chez lui le goût de l'harmonie. On trouve là  peut-être l'explication de cette autre caricature, signée Tugot, éditée en carte postale vers 1912. Le dessin nous montre un gros marocain portant un burnous en laine épaisse, coiffé du fez et soufflant dans une chalemie. " Massenet n'y entend rien à  l'harmonie", fait remarquer l'auteur. Il reste qu'il n'a guère vécu à  Saint-Etienne où une plaque (de Joseph Lamberton croyons-nous nous souvenir) rappelle son lieu de naissance et où le Grand Théâtre et le Conservatoire portent son nom. Son nom seul, comme c'était déjà  le cas avec l'ancien théâtre municipal, détruit dans un incendie. C'est que le compositeur avait indiqué dans son testament ne pas souhaiter que son prénom, dont il avait horreur, soit mentionné si on lui dédiait une rue, une place, un bâtiment...

 

 

Jules Massenet, semble-t-il, n'a donné qu'un seul et unique concert dans sa ville natale. C'était en 1898. On trouve là  aussi l'origine de l'histoire du "piano de Massenet" qui se trouverait encore au Grand Cercle, place de l'Hôtel de Ville. Après avoir été accueilli en fanfare à  Châteaucreux, après le repas du 19 novembre au soir, qui réunit, outre le président du Grand Cercle, M. Staron, le président du Tribunal Civil, M. Naudin, et quelques adjoints et conseillers municipaux..., le compositeur y joua un morceau d'Hérodiade pour accompagner le baryton M. Boiron. Le 20 novembre, Massenet, entre une réception avec le Préfet Grimanelli et le maire Chavanon, et une visite au siège de l'Harmonie, répète au Conservatoire municipal. Au passage, Dard-Janin, le directeur, demande au Maître son appui pour que l'école devienne Conservatoire d'Etat. Le lendemain, le concert est joué dans la salle du Conservatoire: Ouverture de Phèdre; Méditation de Thaïs, scènes napolitaines, mélodies... 65 instrumentistes sont dirigés par Massenet en habit, arborant la croix de commandeur de la Légion d'honneur. Le détail de ces trois jours a été écrit par Claude-Louis Rabary en 1937 dans La Région Illustrée.

 

En 1942, un timbre vert-bleu de 4 francs à  l'effigie de Massenet fut édité par les Postes Françaises. En 1979, c'est la Principauté de Monaco qui édita un timbre "Le jongleur de Notre-Dame", dans une scène rassemblant la Vierge, le jongleur et des moines. Car c'est à  Monte-Carlo que Massenet composa l'oeuvre. En 1966, le rocher toujours (où un buste de Massenet est placé devant l'opéra) produisit un autre timbre, cette fois à  l'effigie de l'homme mais qui partageait l'honneur avec Saint-Saens. On retrouve les deux hommes, qui ne s'appréciaient guère, semble-t-il, sur une carte postale, en compagnie de Théodore Dubois. Le plus souvent, le Stéphanois est représenté âgé, de trois quarts face. Plus rarement jeune. Des cartes postales ont été éditées à  Saint-Etienne, notamment à  l'occasion des Fêtes Musicales Massenet de juin 1924. Dans un médaillon, le musicien, et au centre l'hôtel de ville illuminé d'une grande inscription "Vive la République". Les cartophiles les plus avertis, dans le domaine musical, connaissent peut-être aussi cette carte éditée en Italie. Elle représente l'auteur assis, un plaid sur les genoux, vieilli, presque usé, la mine un peu défaite le coude sur le clavier de son piano. Un spectre le domine. C'est Euterpe, sans sa lyre. Et sur une carte des Editions Bergeret, le nom de Massenet côtoie ceux de Mozart, Verdi et Gounod !

 

< un "chromo" des petits beurres Lu

 

D'autres cartes postales nous montrent Mary Garden, dans le rôle de Thaïs; Léa Pirou en costume de Manon, photographiée par Nadar; Luz Chavita, en Manon toujours à  La Cigale; l'Italien Batistini qui campe un personnage de Werther... Les chromolithographies ont aussi mis à  l'honneur l'illustre compositeur et ses oeuvres. Ce sont des images, bien connues des collectionneurs sous le terme, à  l'origine un peu péjoratif de "chromos", à  buts pédagogiques et publicitaires que le consommateur découvrait dans ses tablettes de chocolat (les albums Pupier, chocolatier stéphanois, sont réputés) ou dans d'autres produits alimentaires. On en connaît plusieurs. Ainsi un portrait de Massenet, à  dégotter dans une tablette de chocolat Guérin Boutron. Cette même marque a illustré Werther d'une scène bucolique où le compositeur, en médaillon, domine Werther et Charlotte, en costumes du XVIIIe, assis à  l'ombre d'un grand arbre. Il y a aussi cette scène d'Hérodiade, offerte par une marque de chicorée, une des cinq images de la série avec Le roi d'Ys (Lalo), Carmen (Bizet), La damnation de Faust (Berlioz) et Faust (Gounod). La Maison Ricqlès enfin proposait dans sa série consacrée au théâtre lyrique une scène de Manon. C'est celle célèbre où le chevalier des Grieux, au séminaire de Saint-Sulpice et sur le point de renoncer au monde, retrouve la belle Manon Lescaut qui se jette à  son cou. Des Grieux renoncera à  prononcer ses voeux...

 

Liebig proposait aussi plusieurs séries dont une en six images illustrant Le Cid. Le Cid, c'est Rodrigo Diaz de Vivar (1043-1099), un chevalier castillan et un aventurier au service des princes catholiques ou musulmans dont on a fait au fil du temps un héros de la Reconquista, la reconquête par les Chrétiens des territoires hispaniques, aux dépends des Maures. La littérature, le théâtre, le cinéma se sont emparés de ce personnage complexe, pour en exalter le plus souvent l'aspect chevaleresque et l'amour qu'il portait à  sa femme Chimène. En quatre actes et dix tableaux, l'opéra de Massenet s'inspire de la pièce de Corneille, elle-même inspirée de l'oeuvre de Guillén de Castro: Las Mocedades del Cid. Le livret est signé Ennery, Gallet et Blau. La première fut donnée en 1885. Et la centième en 1900. Maurice Léna, vingt ans plus tard, s'enthousiasmait encore: " Dès la noble Ouverture, où les thèmes, au lieu de se juxtaposer, se lient dans la trame d'un riche développement, il y passe un large souffle d'épopée amoureuse et chevaleresque. Et quelle grave tendresse, et quels élans de passionnée douleur dans la plainte de Chimène que nous allons applaudir !"

 

Applaudissons aussi cette belle série. Elle a été éditée avec l'extrait de viande de boeuf Liebig, véritable jus de viande, "indispensable dans toute bonne cuisine" dixit la pub, très concentré et dépourvu de graisse. Au dos de chaque "chromo" de la série figure aussi une mention publicitaire pour le bouillon Oxo, un consommé aux légumes et assaisonné prêt en à  la minute à  raison de deux cuillérées à  café dans une tasse d'eau chaude. On y lit encore que les Etablissements de la Compagnie sont localisés en Uruguay (Fray Bentos), usine créée par l'ingénieur Georg Christian Giebert (XIXe), et en Argentine (Colon). Chaque illustration (11 cm sur 7) fait l'objet d'une description au verso.

 

La première (Acte Ier, 2e tableau, scène III) fait les présentations. Elle rappelle que Rodrigue, dit le Cid Campeador, tient son surnom de l'arabe: "seigneur". Donc Rodrigue aime Chimène, fille du Comte de Gormas. Mais ce dernier est blessé dans son amour propre car Don Diègue, père de Rodrigue, a reçu une distinction et Gormas se "laisser aller à  des voies de fait vis à  vis du vieillard".

Nous lisons sur le chromo n° 2 (Acte 2e, 3e tableau, scène IV) que Don Diègue est incapable de venger lui même son honneur. C'est poignant ! Il fait appel à  son fils dans une apostrophe restée célèbre: " Rodrigue, as-tu du coeur ?" Suit la fière réplique du jeune chevalier: " Tout autre que mon père l'éprouverait sur l'heure !" De quoi rassurer pleinement le patriarche. Dans un duel provoqué par Rodrigue, Gormas ne tarde pas à  payer de sa vie sa lâche agression. Et la belle Chimène, apprenant avec terreur que c'est son propre amoureux qui a tué son paternel, refoulant son amour, se fait chimère en appelle à  la justice du Roi pour exiger la tête de son Bellérophon tout penaud " Qui m'a pris mon bonheur, mon orgueil, mon appui ! Parlez ! Parlez ! Ah!... Lui!...Ciel!... Rodrigue! C'est lui!..."

Acte 2e, 4e tableau, Scène III. Le monarque est perplexe. Une fille réclame de la rigueur; un père de la clémence. Et la foule jase. Mais voici qu'un émissaire arabe vient porter le défi de l'armée ennemie. Et Rodrigue est nommé à  la tête des armées très chrétiennes ! Chimène pourtant réclame encore la mort de Rodrigue, lequel lui dit: " Ah! Laisse-moi mourir pour l'Espagne et le Roi; ma mort en les servant te vengera de moi."

Dans la scène suivante (Acte 3e, 5e tableau, Scène II) Rodrigue vient lui faire ses suprêmes adieux. La jeune femme tourmentée, "l'âme brisée de l'affreux combat" qui se livre en elle-même, ne peut s'empêcher de laisser percer les sentiments profonds qui, malgré tout, l'animent envers le noble chevalier, qui s'en va au galop vers la mort: "Pour celui que j'aimais mon coeur tressaille encore et Dieu qu'en vain j'implore nous sépare à  jamais!" Mais vite elle se ressaisit et s'écrie: " Adieu ! Va-t-en ! Non pas d'oubli ni de pardon ! Je n'ai rien dit ! Ces mots me font mourir de honte !" Et elle s'enfuit...

Acte 4e, 10e Tableau. La bataille a lieu. Rodrigue est... vaincu. Et Chimène n'en peut plus ! " à” coeur deux fois brisé, pleure librement, pleure tant de bonheurs perdus!" Mais non ! Rodrigue est vivant et fait un retour en fanfare. "Gloire au Cid." Les Maures sont morts. Le roi accueille le héros sous les acclamations de la foule et lui dit: " Garde le nom de Cid et reçois leur hommage. Mais je te dois encore le prix de ton courage. Parle donc, mon Rodrigue, et j'accomplis ton voeu."

Mais la fille de Gormas, toisant l'assemblée d'un regard hautain: "S'il me reste un devoir, c'est celui de punir !.. " Et Rodrigue s'incline, porte la main à  sa dague pour se supprimer. " Non, tu ne mourras pas ! " s'écrie Chimène en s'élançant vers lui. L'amour a triomphé. Et Don Diègue, désignant tour à  tour les deux amoureux de déclarer que "cette âme est digne de ce coeur !"