Friday, June 02, 2023
Jules Troccon est un poète forézien. Né à  Chazelles sur Lyon en 1870, il s'est éteint en 1953 à  Montbrison. Instituteur dans la plaine et à  Saint-Etienne, il fut le président du Caveau stéphanois et l'ami des vignerons foréziens. Il est l'auteur de nombreux recueils dont "Le livre de la petite patrie", "Zigzags foréziens" et "L'Esprit stéphanois". Cet ouvrage, publié en 1930, comporte deux chapitres. Le premier propose un conte enchanteur  intitulé "Mirifique et Instructif Voyage de Candide, de Cunégonde et de leurs Compagnons au Pays Stéphanois". Peu de personnes savent en effet que le fameux Candide dont Voltaire a rapporté les aventures dans son impérissable roman est venu à  Saint-Etienne avec Cunégonde, le docteur Pangloss et le philosophe Martin. Ils croisèrent Auguste Guitton, fabricant de rubans, l'avocat Le Griel, le sculpteur Induni, Balp le fabricant d'armes, le docteur Mossé, Tarte, le chevalier du Nicham-Iftikar, Merlin et beaucoup d'autres. Son 2e chapitre est également consacré aux qualités de l'esprit stéphanois. L'auteur avait en effet proposé, dès 1913, un petit questionnaire aux personnes les plus distinguées de son époque, de nos jours d'illustres inconnues pour la plupart d'entre elles.

Le questionnaire comportait 4 grandes questions:

I. - Y a-t-il une âme stéphanoise et un esprit stéphanois ? Moins idéalement, existe-t-il un type stéphanois, un tempérament stéphanois, certaines manières d'être et d'agir, de penser et de sentir particulières à  nos concitoyens et permettant à  l'observateur de distinguer promptement et à  peu près sûrement un Stéphanois d'un étranger ?

II. - S'il y a une âme stéphanoise et un esprit stéphanois, voulez-vous essayer de les définir ?

III. - Y a-t-il une littérature stéphanoise, expression de l'âme et de l'esprit stéphanois ?

IV. - S'il y a une littérature stéphanoise, quels en sont les caractères distinctifs, les tendances les plus marquées et, si vous jugez à  propos de faire connaître votre sentiment à  cet égard, les oeuvres les plus représentatives ?

" Un vieux gagat de la place Roannelle,
Un jour pleurait
Sur la cité qu'une race nouvelle
Régénérait.
Ce n'est pas toi, disait-il en sa peine,
Non sans raison,
Ah ! rendez-moi mon ancien Saint-Etienne,
Ma mèr'Luron !"


Léon Velle "Mon Saint-Etienne"


En écho à  l'enquête de Jules Troccon, le Mémorial de la Loire du 2 avril 1925 interrogeait:  " Faut-il être né à  Saint-Etienne pour être réputé Stéphanois, et de père et de mère qui eux-mêmes y soient nés ? Si oui, il y a peu de Stéphanois bon teint; il suffit pour s'en convaincre de constater à  l'état-civil que la plupart des personnes qui meurent à  Saint-Etienne n'y sont pas nées..." Une semaine plus tard, le journal remettait le couvert: " On parle d'isoler l'essence et même la quintessence du Stéphanois !... M. Jules Troccon ne désespère pas du résultat de son alchimie !... Il n'a pas tort !... On objecte très sagement que le Stéphanois pourrait bien être un composé plutôt qu'un "corps simple". Il n'y a pas plus de Stéphanois pur-sang que de Parisiens pur-sang."

Jean-Baptiste Galley est né à  Saint-Etienne en 1847. Il s'est éteint en 1932. Elu au Conseil général en 1892, Député républicain de la Loire de 1898 à  1902, peintre à  ses heures, il est surtout connu pour ses nombreux ouvrages d'histoire dont "Saint-Etienne et son district pendant la Révolution", "Claude Fauriel", "Marcellin Allard"...

Sa réponse - elle date de 1913 - nous semble conforme à  l'appréciation que portait Troccon sur son oeuvre: austère, grave, objective et réaliste.

" Cher Monsieur,

... Je ne connais pas d'âme stéphanoise. Je ne connais à  Saint-Etienne qu'un immense atelier où, des quatre points de l'horizon, se sont rendus ceux qui ont été en quête de travail ou en quête de fortune. Qu'en de telles conditions sociales, une physionomie, une manière un peu originale de comprendre la vie puissent être observées, c'est, à  mon sens, insupposable.

Sans doute, en pénétrant certains milieux, la vieille physionomie apparaîtrait, la vieille intellectualité se manifesterait encore; mais où trouver ces milieux, noyés qu'ils sont dans les émigrations à  jet continu ? Ils cachent, avec raison, leur traditionnalisme dont on rirait. Ce pays n'appartient plus, depuis longtemps, à  ceux qui l'ont aimé pour avoir attaché les souvenirs de leur vie à  un sol qu'on bouleverse, à  des maisons amies qu'on démolit.

Mais l'âme de l'agglomération qui continue à  envahir ce pays, à  y travailler et à  s'y enrichir, je ne la suppose même pas."


La plupart de ceux qui ont répondu, et ce sont presque tous des poètes, chansonniers ou littérateurs, évoquent un passé révolu ou un temps qui se meurt. " Il y avait pourtant à  Saint-Etienne une population autochtone", écrit Coupat. "Il vaudrait mieux dire: Y a t-il eu, dans le passé, une âme stéphanoise et un esprit stéphanois ?", suggère J. Fournier-Lefort en 1913. " Actuellement, et surtout depuis la guerre, l'âme du gaga s'est trouvée submergée: les jeunes ont perdu l'esprit du pays en s'expatriant, les vieux sont refoulés et s'isolent, voyant leurs coutumes anciennes sans accord avec l'actualité", regrette un auteur anonyme, qui signe "un vrai gaga" et qui précise entre parenthèses: "rien du Gone". Un autre anonyme, qui signe en 1928 sous le pseudonyme de Pierre de Furens écrit joliment: " Tout s'est transformé. Tenez ! notre symbole, c'est cette "grande artère", dont les Stéphanois d'à  présent sont si fiers, qui a tiré tout le vieux sang de notre coeur."

L'âme et l'esprit. Certains rechignent à  écrire en ces termes et le font savoir. Jacques Gonnet, poète: " Il serait peut-être exagéré de prétendre qu'il existe une âme stéphanoise. Mais il existe - ou plutôt, il a existé, car la race s'en éteint - un type stéphanois." Jean Tenant est sur la même longueur d'onde. Prudent, il écrit: " Une âme stéphanoise... Un esprit stéphanois... Ce sont là  de bien grands mots. Un type stéphanois, je préfère cela. Je préfère même un tempérament stéphanois..." Quant à  Marc Stéphane, il se moque: " Heu ? S'il est vraiment une âme stéphanoise, elle doit être de cette essence purement animale qui fait les gais lurons, les..." Nous n'en saurons pas plus. Quiquinouche le chat a déchiré à  cet endroit la lettre du pamphlétaire, indique Troccon. Stéphane a en effet été censuré. " La réponse de Marc Stéphane à  mon questionnaire est violente et amère comme une diatribe. Encore me-suis je permis d'en retrancher certaines expressions qui auraient pu choquer quelques lecteurs délicats", écrit le poète. On peut vomir les montagnards de l'Ardèche, ce que fait d'ailleurs Stéphane, mais on n'attente pas à  l'honneur stéphanois, ni aux bonnes moeurs.

Très simplement, Adrien Marion estime "que les Stéphanois de souche ancienne sont en très petit nombre". Mais cet "'immigré de 30 ans" (il est dauphinois) souligne aussi que "les immigrés, si je puis dire, sont gagnés rapidement par les qualités des autochtones et acquièrent et qualités généreuses et aimables défauts, de façon qu'aucune distinction n'est possible entre eux...". En somme, l'achimie dont parlait le Mémorial. La regénération de la chanson.

D'autres encore parlent très franchement, plus avec le coeur qu'avec leur cerveau et la mort dans l'âme, de l'âme stéphanoise.

Benjamin Ledin était le frère du maire ouvrier et député socialiste Jules Ledin (1867 - 1914). Poète, conseiller municipal, conférencier, il fut aussi comme son frère, dreyfusard notoire, très impliqué dans les questions sociales. Il fut administrateur des Hospices et président de la section stéphanoise de la Ligue des Droits de l'Homme.

L'hémorragie c'est la faute à  la guerre qui a fauché tant de jeunes stéphanois "et nous a infestés d'étrangers". " N'a-t-elle point compromis, sinon dévasté notre âme ?" Et de poursuivre: "Quand je parcours la ville, ses faubourgs, ses quartiers ouvriers, et particulièrement le Panassa, le Soleil, le Marais, je ne reconnais plus mon vieux Saint-Etienne."

Antoine Cave, chimiste, ex-président de l'Union des Inventeurs de la Loire, parle aussi d'immigration: " A coup sûr, la transfusion continuelle d'éléments étrangers et surtout la guerre ont dilué, lavé ce qui restait dans l'esprit de l'ancien stéphanois et les quelques types purs que l'on découvre - très rarement - semblent se trouver là  pour prouver tout à  la fois que ce type existait bel et bien et aussi qu'il a presque entièrement disparu."

L'historien, qui a fait parvenir sa réponse avant guerre, évoquait déjà  des noyés sous des jets continus d'émigrations (d'immigrations). Cave utilise une image semblable: transfusion continuelle qui a dilué, lavé... l'âme de la "ville sale", si on peut dire.

La croissance démographique et industrielle de la ville au XIXe siècle (à  peine 20 000 habitants au début du siècle) est due en grande partie aux immigrations successives, outre un fort taux de natalité. " Comme toute ville sans tradition, sans race bien définie, mais qui offre l'emploi d'une large main-d'oeuvre, Saint-Etienne est devenue aujourd'hui le creuset où les énergies se dirigent de préférence", expliquait M. Fournier, directeur d'école. Celles des populations rurales, de Haute-Loire et  d'Ardèche notamment. Mais aussi du Pilat et des vallées alentours. Et ceux-là  non plus ne sont pas des Gagas, précise le journaliste Jean Barbier. Le Gaga, c'est une "race distincte" dans le Forez et qui occupe le pays compris entre La Fouillouse, l'Etrat et Saint-Jean-Bonnefonds d'un côté, et de l'autre La Ric, Roche et Saint-Genest-Lerpt. Les Chambonnaires et les Couramiauds par exemple sont à  part. Ils n'ont pas, affirmait notre homme,  la mentalité gagasse, le supposé bon-garçonnisme gaga.

Notez à  nouveau l'emploi du mot "race", qu'on craint d'utiliser aujourd'hui et qui autrefois était usité beaucoup plus légèrement, dans un cadre géographique parfois très restreint, le Forez en l'occurence. Et toujours, même sans se mêler de biologie douteuse, pour établir des distinctions entre les individus.  Avec le Comte de Neufbourg, on s'approche quand même un peu plus des écueils. Lui qui fut, quelques années plus tard, un personnage haut en couleurs de la Résistance, écrivait en 1929, toujours dans le cadre de l'enquête de Jules Troccon: " Monsieur, Vous me donnez l'occasion de méditer sur un sujet qui fait l'objet de mots définitifs dans mainte conversations. Convenons que ces mots ne valent guère et tâchons d'être équitables. Mais d'abord on ne distingue facilement qu'un noir de blanc. Il faut de l'habitude pour différencier un noir d'un nègre, un aryen d'un sémite. Comment devinez qu'un Forézien est Stéphanois ? Physiquement, il y a de tout à  Saint-Etienne, depuis 400 ans au moins. Cependant on reconnaît aux gens habitués à  Saint-Etienne depuis deux ou trois générations quelques caractères assez évidents." Et bien que la ville doive aux populations exogènes et à  sa localisation excentrée une place remarquable dans la petite patrie, le Comte de Neufbourg, depuis son manoir de la plaine, s'attache, comme d'autres, à  rappeler qu'on parle bien de Saint-Etienne-en-Forez.

On lit dans l'ouvrage "Genèse d'une ville"que le recensement de 1851 (56 000 habitants) indique que 42% des hommes de Saint-Etienne et 40% des femmes étaient originaires du Velay et du Vivarais. Hors de la France, les Italiens furent les premiers à  arriver en nombre au cours de la IIIe République. Les Polonais, Espagnols, Arméniens... arrivèrent à  partir des années 1910.

Sur 128 126 habitants recensés en 1890, 72 699 étaient nés à  Saint-Etienne et 23 170 dans la Loire. Près de 31 000 étaient nés dans d'autres départements et 1327 dans d'autres pays dont 637 Italiens.

Pierre Coupat, 69 ans en 1929, illustre bien dans sa courte réponse le melting pot stéphanois de son adolescence. "Si, en effet, je suis né à  Saint-Etienne, je suis de vieille souche auvergnate: mon père et ma mère, ainsi que leurs ascendants, étaient originaires d'Ambert. J'ai été élevé et j'ai habité place Mi-Carême jusqu'à  mon départ pour le régiment. Ce quartier et l'immeuble n°7 étaient peu favorables à  l'observation des moeurs stéphanoises. Nous avions pour voisins des originaires de l'Ardèche, de la Haute-Loire, de la Suisse. Lorsque je suis entré en apprentissage, l'atelier ne comptait qu'un Stéphanois; les ouvriers étaient, l'un Italien, d'autres Franc-Comtois ou Nivernais."

Comme Benjamin Ledin, Antoine Cave évoque aussi la boucherie qui aurait achevé de vampiriser l'âme stéphanoise. Sauf que le poète faisait directement le lien entre la Grande guerre (6000 morts rappelle-t-il, comme si ils étaient tous "bon teint") et l'immigration; ce qui serait méritant si le besoin de main d'oeuvre ne devenait, sous sa plume, une véritable infection.

Plus mesuré, Charles Biver évoquait " la foule de gens du dehors", se devant d'être accueillie pour le bien de la cité et certainement aussi pour celui du capital. Ancien directeur des Mines de la Loire, il vivait à  Paris lorsqu'il fut sollicité par Troccon. Sa réponse, sans pédanterie, confiante mais un brin  paternaliste sur la fin, mérite d'être reproduite sans coupures.

" Cher Monsieur,

... Je ne puis guère apporter ma pierre à  votre édifice: mes seize années de Saint-Etienne ont été trop prises par mon labeur spécial pour que j'aie pu approfondir, comme j'aurais aimé le faire, le caractère stéphanois et pour que je sois à  même de donner une opinion valable sur ses manifestations.

Je crois à  une âme française, difficile d'ailleurs à  définir, résultante de l'âme celte que nous ne connaisons guère que par l'histoire ou la légende, et de l'âme latine, plus fluente et plus lâche, à  toutes époques, je crois. L'âme stéphanoise me semble bien une âme française, un peu rude comme nos monts, mais fertile comme nos plaines. Notre cité, fort jeune, s'est constituée d'ailleurs de robustes populations, venues de ces monts et de ces plaines, et abandonnant vite la terre nourricière pour l'usine nouvelle. Le type stéphanois, marqué à  son esprit propre, fait tout ensemble d'ironie et de confiance, me semble être celui du Panassa, qui se détend du travail dans le goût de la blague, ironique parce qu'il voit venir à  lui foule de gens du dehors, confiant parce qu'il a conscience de son ingéniosité propre et se doit d'être accueillant, comme tous ceux qui veulent voir grandir leur cité."


Johannès Merlat est le plus virulent. Rédacteur de la Loire républicaine, chansonnier prolixe, ancien ajusteur à  la Manufacture, chevalier de la Légion d'honneur, il avait 68 ans quand il transmit son sentiment. " Depuis la monstrueuse tuerie, comme l'aurait fait un désastreux ras-de-marée sur un point des côtes de France, le flot malfaisant de l'invasion a laissé à  nu, tels des récifs et des brisants au milieu de l'humus nauséeux de l'après-guerre: le cruel égoisme, le décevant je m'enfichisme, la féroce goujaterie, la muflerie permanente, un mercantilisme sans scrupules, le culte dominant du veau d'or, une soif inextinguible de jouissances matérielles; et, pour ajouter aux instincts primitifs ainsi déchaînés, nous avons pu constater le débordement, sur la grand'ville, des races montagnardes de l'Ardèche, de la Haute-Loire et autres régions, et nous avons dû subir l'avalanche des métèques de tous pays, d'une lie de peuples orientaux, se ruant sur les autochtones, simples et familièrement accueillants, et les submergeant d'une écume cosmopolite sans attraits."

Pauvre Merlat ! Comment retrouver dans cette agglomération hétérogène, cette "tour de Babel" l'âme éparse des ancêtres ? A le lire, il en penserait peut-être beaucoup plus aujourd'hui. Pour en dire beaucoup moins ?
" Maintenant c'est au tour des chantres stéphanois
Pour nous dire leurs vers en français, en patois,
Et suivant la coutume aimable et fort ancienne
Que chacun interprète un couplet de la sienne."
Pluton (à  Lucifer)
" Bien certainement, il y a une âme stéphanoise, un esprit stéphanois, un type stéphanois, une littérature stéphanoise et même un patois stéphanois", affirme, péremptoire, Jean Barbier. Ancien rédacteur en chef de divers journaux dont le Forézien, le Havre-Eclair, la Dépêche de Rouen, Jean Barbier était né à  Saint-Etienne en 1869. Habitant Paris au moment d'écrire sa réponse (1925) il participait encore à  la rédaction de journaux locaux.

L'âme stéphanoise ? Ni hermétique comme celle du Lyonnais, ni sauvage comme l'âme vivaraise, non plus que sectaire comme celle de l'Ardéchois ou pleine de cautèle comme celle de l'Auvergnat. Nous laissons le soin au lecteur de rechercher lui-même ce qui distingue le Vivarais de l'Ardèche. Le Littré (1880) définit ainsi le mot cautèle: " précaution mêlée de défiance et de ruse". L'Auvergnat donc est cauteleux sous la plume de Barbier. Le Lyonnais aussi, chez qui dominerait plutôt la méfiance, qui reçoit froidement et n'offre rien. Mais l'Auvergnat en plus "cherche pas quel bout il pourrait vous rouler". Son frère du sud, ponot ou vellave, "vous tâte et vous soupèse comme une denrée". Et " l'Ardéchois vous regarde de travers et se méfie de vous".

Barbier est un des rares à  avoir autant joué le jeu de la comparaison, pour passer en revue les tares supposées des petits voisins. Défauts dont le "Steph" bien sûr a été préservé par quelque vaccin. Marc Stéphane lui ne fait pas dans la dentelle. Si l'homme est un roseau pensant, il verrait bien le Stéphanois comme un bipède qui "panse". Celui-là  a le sens de la formule. " Le Stéphanois est incontestablement un merveilleux artisan (armes, rubans, meubles d'art, coutellerie, etc...). Par contre, il m'apparait irrévocablement bouché à  l'émeri devant l'art pur, la poésie pure, la science pure, et généralement toutes les spéculations un peu transcendantales de l'esprit. Et si jamais Saint-Etienne-la-Charbonnière révèle un homme de génie purement spéculatif, ce sera bien par le même hasard absurde qui fait sortir un aigle d'une couvée d'oisons." Il nous donne de sa plume trempée dans le verjus l'explication de cette mentalité pouilleuse: " Saint-Etienne, brusquement révélée au monde industriel par ses mines et ses fonderies, fut le furieux creuset où vinrent uniquement se combiner ces races essentiellement pratiques et nescientes de tout idéal que sont les Arvernes, les Ponauds, les rudes hommes des Boutières, les Lyonnais et les Allobroges."

Il est décidément beaucoup question de l'Ardèche, les Boutières dans la diatribe de Stéphane, partie des Monts du Vivarais. "L'âme, l'esprit, le tempérament stéphanois n'avait rien de commun avec le Vivarais", écrit pour sa part Antoine Cave. Rien non plus de semblable dans les vallées de l'Ondaine et du Gier, où les dialectes mêmes sont nettement différents, d'accent surtout. "Le Stéphanois, artisan de naissance, ne ressemblait pas  aux cultivateurs qui l'entouraient."

C'est avec 4 poèmes que répond Pierre Chapelon, dans lesquels il tente en quelques vers de dépeindre tour à  tour l'âme et l'esprit, le coeur et le caractère stéphanois, la littérature. Il livre aussi sa description d'un "type stéphanois", un patchwork de tout ce qui l'entoure mais où un oeil averti y reconnaîtrait quelque trait insécable.

" Un soupçon d'Auvergnat, un brin de Lyonnais,
Un peu de Forézien, quelque peu de Roannais,
Et beaucoup du Velay teinté de Vivarais
Forment le Stéphanois; et c'est du Marseillais
Qu'il a le ton, l'allure et l'air, sinon les traits.
Mais pour toi, scrutateur, si bien tu le connais,
Le type stéphanois n'est que de Polignais.
C'est l'actif et costaud, franc, finaud, jamais niais,
Allant toujours tout droit, rarement de biais."


J. Fournier-Lefort remonte loin dans le temps, au bourg de Santiève, pour évoquer "une infiltration méridionale" qui a laissé son caractère à  l'autochtone. "Pour les gens de Paris, les Stéphanois étaient des méridionaux et se reconnaissaient à  une certaine gaîté bon enfant et sans pose, mère de galéjades un peu lourdes mais inoffensives, à  leur jovialité que d'aucuns disaient peu éduquée, à  leur langage familier penchant au trivial et à  une certaine gaucherie d'allure qui leur donnait un air endimanché." Mais c'était jusqu'au XVIIIe siècle, précise-t-il. Ensuite, la grande Révolution et le XIXe ont passé leur rouleau niveleur sur les provinces françaises et en 1914 cette originalité ne pouvait plus se remarquer que chez quelques  passementiers. M. Fournier (à  ne pas confondre avec le précédent) regrette encore la marche inéluctable vers "l'universelle impersonnalité, l'universelle laideur". Lui aussi écrit juste avant-guerre, comme Jean Tenant qui évoque encore un "méridional privé de soleil" à  deux pas du Languedoc.  En 1925 pourtant, le Mémorial faisait encore chanter les criquets." Les Lyonnais nous reprochent d'être un peu du Midi. Leur austérité un peu triste (des malins prétendent que "Lugdunum" est un abrégé de "Lugubredunum !") s'effraie de notre gaieté expansive et de notre cordialité sans masque. (...) Ajoutez un peu plus d'imagination, et un peu plus de finesse, et ce serait le Midi parfait..."

Donc, le Stéphanois est plutôt d'un tempérament sanguin mais cordial et bon enfant (Tenant). Beaucoup d'auteurs relèvent sa bonhomie, sa bonté et sa franchise. " Ses caractéristiques sont des vertus moyennes: franchise, cordialité, honnêteté, juge Jacques Gonnet. Le Stéphanois a le respect de la parole donnée; il offre de bon coeur une hospitalité fraternelle; il le fait toujours avec bonne humeur et presque toujours avec un brin de vanité." Barbier : "On est assez volontiers frondeur à  Saint-Etienne, et l'on n'y dissimule guère sa pensée. C'est la conséquence de la franchise du caractère gaga."

"L'âme est vraiment très belle, dans ses peines, dans sa bonté ", écrit Chapelon. Dans la générosité, ce serait même un maître. Et son esprit est digne d'elle: clair, franc et plein de gaîté. " Depuis trois cents ans la chronique, à  propos de ce jugement ne relève aucune critique, mis à  part le dénigrement."

Pour Edouard  Borie, c'est aussi la bonté avant tout qui caractérise le Stéphanois. Elle est sa dame. Et ce sont les excès de cette qualité qui peuvent faire comprendre ses défauts. Borie n'est pas un "natif". Il s'en excuse presque. Originaire de Haute-Garonne, ancien élève du lycée Condorcet (Paris), il vivait depuis 25 ans à  Saint-Etienne, "la ville des Révolutionnaires", au moment de rédiger son texte. Il était alors secrétaire général des Hospices. Sa première impression de la ville avait été désastreuse. "Mais le lendemain, une visite à  Rochetaillée et au barrage me transportait dans un coin du vieux Japon." Quant au Stéphanois, " mauvaise tête mais bon coeur, prêt à  partir en guerre contre les abus et les injustices, don Quichotte reprenant parfois le pas sur Sancho, il est en somme le type du vieux Celte réapparaissant en dépit de la discipline latine, l'ordre romain." Louis Vignon était maire du XIe arrondissement de Paris quand il rendit sa copie. Il avait exercé à  Saint-Etienne le métier d'instituteur. "Il a horreur de l'injustice, même la plus légère, écrit-il. On le blesse facilement, parfois sans mauvaise intention. Il se cabre alors, et la blessure, quelque légère qu'elle puisse être, laisse en lui des traces, longtemps encore après l'offense."

Et si le Stéphanois est un "bipède qui panse" (Stéphane) c'est, expliquait Cave, qu'au travail rémunérateur succédait souvent le chômage et la famine. D'où la formation d'un tempérament spécial qui le portait à  songer surtout à  son ventre en période d'abondance, "quitte à  mettre un cran de plus à  la ceinture si les temps devenaient plus durs." Il ripaille donc il pense... à  lever le coude. "Il boit du vin blanc de  minuit à  midi et du rouge de midi à  minuit, note Un vrai Gaga. Si, par hasard, il boit un apéritif, il n'y mettra jamais de glace, même par grande chaleur (on reconnaît là  le montagnard). Il aime le vin rouge, tous les vins rouges, pourvu qu'on les baptise "beaujolais". Beneyton, au XVIIIe écrivait déjà : "Les hommes sont bons, bien faits, robustes, laborieux. Ils aiment à  boire, chanter et manger bon." L'annaliste parle même d'ivrognerie. Il évoquait aussi les femmes en des termes assez peu élogieux: "(...) orgueilleuses, impérieuses, insolentes à  l'excès, oubliant leurs devoirs, elles commandent à  leurs maris comme à  des esclaves, ce qui donne lieu souvent à  des battures entre mariés." On ne s'étonnera donc pas qu'il aime chanter, surtout les chansons à  boire. Joanny-Durand posta sa réponse facétieuse de Paris. On l'a écrit, Troccon était l'ami des vignerons. En 1932, il déclama ses vers à  l'Hôtel du Lion d'Or à  Montbrison lors du concours-dégustation des vins et eaux-de-vie des Côtes du Forez: "... Je vous aime, nectars dont la gloire est insigne, Vous par qui ma raison est mise en désarroi... Je vous aime grands vins, mais je vous aime moins Que les vins clairs et gais que l'on récolte à  Moingt, Champdieu, Trelins, Pralong, Saint-Georges, Bellegarde, Marcilly, Lézigneux, Saint-Romain, Saint-Just, Boen, Ecotay, Montbrison et Saint-Thomas-la-Garde..." A cette occasion fut remis le trophée du Challenge Morel, peut-être sculpté par Joanny-Durand. On trouve d'ailleurs mention d'un Durand parmi le jury distinguant les meilleurs vignerons. Il s'agit certainement du sculpteur de Sainte-Agathe la Bouteresse, auquel on doit notamment une quinzaine de monuments aux morts.

"... Votre enquête ne peut qu'intéresser nos compatriotes.
Vous voulez connaître ma réponse ?
La voici - sous forme de question:
L'esprit stéphanois ? Ne serait-ce pas de l'esprit de vin ?
Excusez-la. C'est celle d'un vigneron forézien qui habite à  l'ombre de Montmartre."


Et Fournier: "L'esprit stéphanois est un vin que seuls les enfants du pays et quelques rares privilégiés, qui ont acquis chez nous la grande naturalisation, peuvent apprécier. Pour les autres, notre humour n'est qu'une franchise outrageante, une grossièreté dont on rougit, un manque de tenue, une naiveté qui frise la bêtise. " C'est un gaga !" Et l'on ajoute pour ses hôtes: "Pardonnez-lui, on est si mal élevé dans ce pays..."


Le Stéphanois, ouvrier ou artisan, " est fier, jusqu'à  l'orgueil, de ce qu'il connaît, de ce qu'il façonne", écrit Antoine Cave.  C'est sans surprise qu'on relèvera quelques allusions au travailleur, à  l'homo faber. Un vrai Gaga note que ses compatriotes sont " débrouillards et connaissent par nature le système D." Adrien Marion ne dit pas autre chose: " Le Stéphanois est très habile dans les branches où son activité se déploie; il est chercheur tenace et les inventions dont il est l'auteur ne se comptent plus. Chaque ouvrier à  son petit système." C'est encore dans l'enquête de Troccon que nous remontons à  la source d'une citation, souvent reprise sans mention du nom d'auteur: " Il n'y avait alors à  Saint-Etienne, il n'y a encore aujourd'hui point de place pour les oisifs. Fanéant: voilà  la suprême injure." (M.Fournier)

Serviable et bon garçon (Cave), il ne faut pas pour autant chercher chez lui d'idéal sentimental. Franchement terre à  terre et pas romantique pour un liard le Steph. Ce qu'Auguste Prénat illustre à  sa façon: " Il n'a nulle inclination au platonisme; il a le coeur sensible et bon, mais il n'est pas d'humeur à  faire longuement la cour à  Laure pour le plaisir de lui envoyer des sonnets." Pourquoi Laure, et pas Ginette ? Prénat ne glisserait-il pas ici une allusion au roman éponyme d'Emile Clermont ? Roman que nous ne connaissons que de nom.

Ni socialistes, ni cléricaux les Stéphanois, écrivait encore M.Fournier en 1913. Mais religieux jusqu'aux moelles, car le Stéphanois a " le culte inné de la famille". Sans bigoterie toutefois. En fait, loin d'être un nid de révolutionnaires, d'impénitents athées, Saint-Etienne serait selon lui plutôt à  ranger "parmi les cités sages, aux tendances modérées, aux budgets prudents". Un vrai Gaga écrivait près de vingt ans plus tard, et quelques années après le Congrès de Tours : " En politique, c'est toujours celui qui vient de parler qui est approuvé: les gagas sont communistes comme ils seraient réactionnaires; en discours comme en chant, ils applaudissent celui qui "gueule".

Sur le volet religieux, Flora Tristan en son temps, sept décennies plus tôt  - et entre la féministe révolutionnaire, apôtre de l'Union Ouvrière, et l'obscur écrivain, beaucoup d'eau passa sous les ponts et la place de l'Eglise dans la société fut considérablement amoindrie - Flora Tristan donc écrivait : " Je viens de la messe à  la cathédrale ("gros tas de pierre" écrit-elle par ailleurs, la cathédrale étant la grande église, ndlr). Elle était pleine, comble et de peuple principalement. Cette cathédrale de Saint-Etienne est ignoble. L'intérieur répond à  l'extérieur. C'est dégoûtant à  voir. Il y avait près de la chapelle de la Vierge un Jésus-Christ sous verre que les pauvres paysans baisaient respectueusement en mettant une aumône à  côté. D'autres baisaient des reliques.  Allez donc parler à  des gens de cette sorte de leurs « droits » et de leurs « devoirs» !" La ville poussait alors comme un champignon et les ruraux auvergnats et ardéchois apportaient  de leurs terres évangélisées deux cents ans plus tôt par Saint-François Régis leur rusticité et leurs pratiques religieuses. Plus démonstratives que celles des autochtones supposons-nous a priori. Ils apportent aussi leur "endurance à  la souffrance", note Didier Nourrisson ("Flora Tristan, George Sand, Pauline Roland - Les Femmes et l'invention d'une nouvelle morale 1830-1848"). Flora Tristan était restée une petite semaine à  Saint-Etienne, visitant la Manufacture d'Armes, les passementiers... Elle devina, dégoûtée, dans chaque pierre de l'architecture un membre humain, arraché à  ses "frères esclaves". Elle s'indigna en particulier de la condition faite aux femmes dans le textile: " Des ateliers d'ourdissage, tout est fermé, la pauvre ouvrière étouffe... elle devient malade, qu'importe au fabricant."
"Avignon vaut beaucoup plus que Saint-Etienne, devait-elle écrire aussi, peu de temps avant sa mort en novembre 1844. Ici au moins il y a des hommes de passion, d'action".

" Prudent et modéré" le Stéphanois estimait aussi Jean Tenant dans "Ame de mon pays" (1937) et la ville, non point écarlate, mais "rose comme une jeune fille": " La réputation, qui fut longtemps la nôtre, d'être rouges comme le diable, excités et mauvais coucheurs, était bien surfaite ! Au temps de Ravachol, en quelque lieu que vous fussiez, on regardait vos poches, si vous étiez désigné comme Stéphanois; on y cherchait la bombe à  pointes percutantes, ou la "marmite à  renversement"... Et puis, Saint-Etienne, sous la Commune, avait massacré son préfet !... A la caserne, les recrues stéphanoises étaient "tenues à  l'oeil"."

Enfin, il y a l'amour qu'il porte à  son pays. Un pays "qui garde toujours pour lui l'attrait d'un pays enchanteur", écrit Vignon. Le Dr Louis Rimaud évoque une sorte d'amour propre, assez mesquin, "qui se fait gloire de moquer lui-même la ville noire, mais se froisse des mêmes critiques, quand elles viennent de l'étranger, surtout quand elles viennent de nos plus proches voisins." Pour J. Fournier-Lefort, le Stéphanois aime sa ville "comme on aime sa mère." Il ne la voit pas laide. Quant à  Marius Pauze, il estimait que le gaga ne tirait point vanité de son pays, tout en y restant obstinément attaché. " Et il fait bien, car au dehors il ne se sent plus à  l'aise et perd les trois quarts de sa valeur: il n'est pas de ceux qui gagnent à  l'exportation."
"Betta tey lou dé au quieu !" répétait messire Jean Chapelon, posté sous le grand portail de la basilique Saint-Pierre. "Betta tey lou dé au  quieu !" Romains et étrangers ne comprenaient rien à  ce langage étrange. Quelques-uns lui répondaient par un bonjour apitoyé. Lorsqu'enfin, un gagat, un vrai, lui donna la réplique attendue: "Et tu te licharais la brochi, cayoun !"

D'après une composition de Victor Zan

Deux des quatre questions que pose Troccon concernent la littérature. La littérature comme éventuelle expression de l'âme et de l'esprit stéphanois. La grande majorité des personnes soumises au questionnaire sont des poètes et/ou écrivains. La plupart d'entre eux sont également journalistes ou chroniqueurs. C'est donc sans surprise qu'on lira sous la plume des uns et des autres les noms des petits copains. Edouard Borie, par exemple, cite en exemple Galley, Bejamin Ledin, Jean Parot... Fernand Merlin tient en haute estime Johannès Merlat. Ils appartiennent tous au même monde, certains un peu moins: Charles Biver, ancien président de la Chambre de commerce de Saint-Etienne, Antoine Durafour, homme politique, Louis Induni et Joanny-Durand, sculpteurs, Fernand Merlin, un sénateur... On peut peut-être aussi mettre à  part Galley, l' historien.

Bien entendu, beaucoup d'entre eux faisaient partie du Caveau: Adrien Marion, Jacques Gonnet, Jacques Pérony dit Jean Parot... Fournier-Lefort avait fondé en 1892 la Revue Forézienne. Jean Tenant y avait aussi participé. Au passage, cette revue, qui cessa de paraître en 1906, avait comme rédacteur Pierre Messiaen, futur époux de Cécile Sauvage. Dans la Loire Républicaine, l'on retrouve la signature de Johannès Merlat et Jean Barbier. Auguste Prénat, "bon serviteur du Christ et de l'Eglise" (Tenant) collaborait au Mémorial de la Loire, de même que Jean Parot, Edouard Bory et Jean Tenant. Tenant, poète, critique et auteur dramatique, était surtout le rédacteur en chef des Amitiés Foréziennes et Vellaves, revue littéraire et artistique des provinces françaises, fondée en 1921.  Et c'est ainsi que dans le numéro 5 des Amitiés (avril 1934) on lit les chroniques de Marius Pauze, Edouard Borie et Jules Troccon.  Tenant, en 1967, reçut la médaille d'or de la Ville de Saint-Etienne des mains de Michel Durafour. " En remerciement, lisons-nous dans le bulletin n° 66 des Amis du Vieux Saint-Etienne, de son action inlassable et profonde en faveur de la culture littéraire à  Saint-Etienne." Tenant était alors le président des Amis du Vieux Saint-Etienne. En revenant à  Troccon, il semble que Louis Rimaud était aussi le cofondateur, sinon le fondateur des Amitiés. En tout cas le directeur comme l'écrit Tenant dans un chapitre consacré à  Léon Portier dans "Ame de mon pays".  Notons que si le comte de Neufbourg - il avait pour devise "Servons Forez" - "embringua" son petit monde dans la Résistance, d'autres n'ont pas suivi le même chemin. De même, il y a certaines affiliations politiques, maurrassiennes, et des propos parus dans la presse en 40 qu'on préféra sans doute ne pas trop mettre en exergue au moment de rendre quelques hommages. Comme ceux-ci, cités par Monique Luirard dans son ouvrage "Le Forez et la Révolution nationale" : "Quant à  cet ancien officier français que vous n'aviez pas honte de préférer au Maréchal Pétain, le voyez-vous bien tel qu'il est ? Vous l'aviez pris pour Cyrano. C'était Ganelon."

Pour la plupart de ces gens de plume, les chansonniers et les poètes populaires sont les plus représentatifs de l'âme stéphanoise; ceux qui l'ont le mieux exprimée en gagat, la langue du crû qui était l'âme du pays et qui s'est éteinte au moment où Troccon lui rendait une forme d'hommage. Johannès Merlat tente de développer cette idée qu'on habite une langue autant qu'une terre. Si on évoque volontiers l'âme normande, bretonne, auvergnate, berrichone, provençale ou gasconne c'est qu'il existe encore (Merlat écrit en 1929) des coiffures normandes ou arlésiennes, et parce qu'il y a toujours des dialectes, des patois, " toute une littérature adéquate et surtout toute une poussée de régionalisme dont s'empare le snobisme des grands centres où les associations d'originaires d'une même province groupent leurs moyens de défense et de récréation qui leur rappellent le sol natal". Rappelons qu'à  Paris existaient des associations foréziennes et même un petit journal, le Petit Stéphanois de Paris, dont le Roannais Antonin Lugnier était le rédateur en chef.

Malheureusement pour les Stéphanois, déplore Merlat, il nous a manqué un Mistral, un Reboul, Jasmin, un Paul Harel, un Le Goffic, un Botrel... pour perpétuer le dialecte cher aux Chapelon. Ce qui aurait permis de mieux discerner l'influence de l'âme stéphanoise et l'esprit du terroir. " Et il existerait une littérature propre à  nous faire saisir toutes les nuances de ces deux états d'âme" que Troccon s'obstine encore à  vouloir retrouver. Ceux qui évoquent les anciens, font immanquablement référence aux Chapelon, la trinité classique de notre dialecte local (Merlat), à  savoir Antoine, Jacques et Jean Chapelon.  Ce dernier, " qui a si profondément pénétré l'âme du bon peuple de Saint-Etienne" (abbé Dorna dans Reflets foréziens), vécut au XVIIe siècle. Le lecteur trouvera sur nos pages un ou deux de ses célèbres Nouais. A ce propos, Marius Pauze écrit: " Le pur Stéphanois ne se sent vraiment à  l'aise que dans la pleine familiarité. Il ramène tout à  lui-même, à  ses voisins, à  ses entours. Déjà  dans ses Noëls, notre poète Jean Chapelon transforme le mystère de la naissance du Christ en une curieuse aventure locale." Pour l'auteur du "Roman de la Chaire de Notre-Dame" et "La vie scabreuse d'Honoré d'Urfé," la littérature stéphanoise est morte avec le patois. " Ce qu'il en reste, c'est une quantité de locutions parfois savoureuses, un peu de lourdeur chez nos écrivains locaux et le ton franc, simple et cordial de quelques-uns de nos chansonniers." Pour sentir les ultimes frémissements de l'âme stéphanoise, il fallait lire Jean Parot, "conteur de fariboles, vieux devis et "bartafieules". Né à  Terrenoire en 1867, Jacques Pérony a signé sous son pseudo nombre de poésies et chansons en patois. Auteur de la Trinità  deu Panassà , il fut surtout l'homme de la "Gazetta de Sant-Tsiève" (Gazetta dou dzimanchi) dans le Mémorial et de l'Armagnà  de Sant-Tsiève et deus Onvirouns. "Je ne serais pas étonné et je ne protesterais pas si l'on m'affirmait qu'il a réussi à  faire de notre idiome une langue littéraire", écrit Jules Troccon. L'enquêteur prend le soin de préciser qu'il est profane et ignorant. Ce que nous sommes infiniment plus dans ce domaine. Mais l'avis de Jean Parot compte triple. A son sens, il existait une vraie  littérature stéphanoise. Mais elle était dialectale. Parce que le parler local, justement, peignait mieux que le français les moeurs, les humeurs et les rumeurs des habitants, comme disait le rabelaisien Marcellin Allard. Auguste Prénat renchérit: " En littérature, le patois, avec ses chansons et ses contes, est la seule manifestation de l'esprit gaga." Le dialecte même pouvait atteindre le pathétique "mais à  la condition d'être manié par des Chapelon et des Babochi" (Parot).  Après Chapelon, Pierre Philippon dit Babochi (Baboche) est le plus cité. C'était un des grands du XIXe, avec Patassoun (François Linossier), Benoît Royet, Parot, Lou Pare Barounta...

Point de littérature stéphanoise, ou presque plus. Et de langue française ? A peine, qui se rattache à  la littérature générale, avec, quand même, un charme plein de l'esprit du terroir (Adrien Marion). Et si Jean Tenant parle en termes très élogieux de l'oeuvre d'Antoine Roule c'est pour préciser qu'elle ne saurait être donnée comme un exemple de littérature stéphanoise. " C'est de la bonne chanson, de la meilleure chanson française, mais non de la chanson stéphanoise." Merlat cite Javelin Pagnon, Rémy Doutre, Jacques Vacher, J.-F. Gonon... Pierre Chapelon évoque Jules Janin et les historiens Testenoire et Galley. Un vrai Gaga lâche le nom de Merlat, comme Merlin qui ajoute ceux de Vacher et Gonon. Borie évoque Ledin, Tenant, Antoine Roule...

Notre bafouille s'achève ici, il y a 80 ans. Nous avions prévenu qu'elle serait insuffisante. Nous avons renoncé à  livrer notre sentiment sur la mentalité stéphanoise aujourd'hui. Lecteur, tu conclueras à  ta guise.

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