Friday, June 02, 2023

Entretien avec Mlle Mireille Grivot à  propos de son ouvrage consacré au tissage de la soie à  Bussières: La soie, c'est notre muse.

 

« A ceux qui de leurs mains habiles
Façonnaient crèpes et satins,
Pour voiler les formes graciles
Des troublants charmes féminins »
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Mlle Grivot, pouvez-vous nous présenter brièvement La soie, c'est notre muse ?

- A l'origine, c'est un mémoire de maîtrise soutenu à  l'Université de Saint-Etienne en 2000. Ce livre reprend en partie ce mémoire d'histoire contemporaine avec des ajouts. Il s'attache à  faire découvrir le travail de la soie à  Bussières. C'est un village de 1300 habitants, dans le canton de Néronde, qui tire sa renommée de l'immense savoir-faire de ses tisseurs.

Quelles sources avez-vous utilisées pour vos recherches ?

- Essentiellement des archives : recensements, rapports de police durant les grèves, articles de presse, délibérations du conseil municipal... Mais aussi de nombreux témoignages d'anciens...
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Cocon de vers à  soie, navettes et bobines de fil de soie
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M. Grivot, gareur bussiérois
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Comment avez-vous été amenée à  vous intéresser à  ce sujet en particulier ?
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- Je suis originaire de Bussières et je suis fille de gareur. Le gareur est le mécanicien chargé de réparer les métiers à  tisser.

Quelle est l'origine du tissage dans les Montagnes du Matin ?

- Un testament de 1286 indique un leg de 100 chemises à  distribuer aux pauvres. Si on admet que ces chemises ont été fabriquées sur place, on peut supposer que le tissage du chanvre existait donc au Moyen Age. A ce propos, le domaine de Chenevoux tire sans doute son nom de cette plante. Par la suite, le lin puis la mousseline (tissu de coton) ont fait leur apparition. La soie arrive quant à  elle beaucoup plus tard, au milieu du XIXème siècle par le biais des fabricants lyonnais qui souhaitaient faire tisser à  la campagne. Pourquoi à  la campagne ? Parce qu'ils se méfiaient des Canuts citadins qui s'étaient révoltés en 1831 et 1834. Pourquoi dans les Montagnes du Matin ? Tout simplement parce qu'elles forment une zone tampon entre le Lyonnais et le Roannais.

Justement, dans la Loire, quand on dit « tissage » on pense surtout à  Charlieu et à  Saint-Etienne ?

- En effet, mais il faut d'emblée préciser une différence à  propos des productions. Saint-Etienne était spécialisée dans la fabrication des rubans; Charlieu et Bussières dans celle des soieries de grande largeur. L'autre grande différence venait du fait, qu'en règle générale, les productions du Roannais et de Bussières répondaient à  des commandes lyonnaises ; en général ce n'était pas le cas à  Saint-Etienne. D'autre part, Bussières n'est pas un cas isolé dans les Montagnes du Matin ; on peut citer d'autres villages: Cottance, Rozier-en-Donzy, Panissières... qui appartiennent à  ce pôle méconnu de la soierie ligérienne.
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Une belle image du début du siècle dernier: des balles de tissus bussiérois en partance pour Lyon.
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« Appartiennent » ? C'est toujours le cas aujourd'hui ?

- Oui dans une certaine mesure, bien entendu beaucoup moins importante qu'autrefois. Il y a encore des métiers à  tisser qui produisent à  Montchal (entreprise Dutel), à  Panissières (entreprise Quenin), à  Bussières (Bucol et Prelle)...
 
Votre livre s'intéresse au passé, à  la période faste de la soierie bussiéroise...
 
 - Il couvre en effet la période comprise entre le Second Empire et le Front Populaire. Mais il faut ajouter que la « période faste », comme vous dites, a duré au delà, jusqu'à  la grande crise de 1965 qui a marqué le début du déclin. L'expression « période faste », dans un sens est d'ailleurs discutable ; les tisseurs durant cette période ont connu de nombreuses « mortes », c'est à  dire des périodes de chômage partiel. Il y a eu aussi la grande crise de 1931 au cours de laquelle certaines entreprises avaient dû fermer.
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Cimetière de métiers à  tisser
 
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D'accord, mais au regard de la situation actuelle ?

- Oui, bien sûr l'activité était sans commune mesure. Au début du XXe siècle, 63% de la population active masculine bussiéroise occupait une activité liée au textile contre 20% dans le domaine agricole. En 1936, il y avait 13 usines de tissage à  Bussières. Aujourd'hui il n'y en a plus que deux auxquelles on peut ajouter la confection Linder spécialisée dans le voile.

Les tisseurs des Montagnes du Matin portaient-ils comme leurs collègues lyonnais le surnom de Canuts ?

- Concernant Bussières, je n'ai jamais retrouvé cette appellation dans les archives. Un bar du village porte pourtant ce nom, de même qu'une rue de Rozier-en-Donzy.
 
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Une des deux usines Perraud, du temps de sa splendeur
 
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Quelles étaient les conditions de travail des tisseurs ?

- Il faut d'abord noter une différence entre le tissage à  domicile et celui en usine. Ces deux aspects d'un même métier ont toujours cohabités, jusqu'à  aujourd'hui, puisque deux artisans bussiérois continuent d'oeuvrer chez eux. Le travail en usine impose le respect d'horaires et la responsabilité du tisseur y est diluée dans le groupe. Le tisseur à  domicile est responsable entièrement de sa production ; il est censé connaître tous les rouages de son métier. Il est hautement qualifié. Il est à  fois tisseur et gareur. Au contraire le tisseur en usine se spécialise ; il cohabite avec le gareur: c'est un ouvrier.
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Les gendarmes veillent au grain à  la sortie de l'usine Perraud Aîné, durant la grève de 1908. A droite la maison blanche abrite aujourd'hui la mairie. Grèves en 1886, 1907, 1908, 1927, 1936, etc.
 
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Alors que le tisseur à  domicile reste un artisan ?

- Non ce n'est pas ça. En fait, c'est assez complexe. On peut définir l'artisan comme étant celui qui travaille à  son compte. Mais tous les tisseurs à  domicile n'avaient pas le même statut. Certains étaient salariés. Cependant, on peut reconnaître au tisseur, en usine ou pas, une certaine spécificité liée à  la nature de sa production, une caractéristique qui le distingue. Sa production peut dépasser largement la simple notion d'artisanat, pour aller vers celle d'art tout court. Son travail, parfois, est une oeuvre.

Et l'autre distinction dans les conditions de travail ?

- Il s'agit ici aussi d'un cohabitation qui a perduré jusque dans les années 50. Cette fois entre deux types de machines : les métiers à  bras et les métiers mécaniques qui apparaissent avec la machine à  vapeur et qui se développent grâce à  l'électrification. Les premiers nécessitaient une force physique importante. Les métiers mécaniques par contre sont plus dangereux à  cause des courroies qui peuvent arracher un bras ou un doigt. Je connais plusieurs personnes qui ont été mutilées.
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Une ratière fabriquée par M. Thomaron, elle servait à  lever les lisses pour le tissage de l'uni (tissu sans motif ou seulement des formes simples contrairement au métier Jacquard qui permet de tisser des motifs complexes)
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Les femmes tissaient-elles ?

- Oui, on les retrouve d'ailleurs à  tous les niveaux de la fabrication : dévidage, ourdissage, remettage, tissage, canetage, visite...  Par contre, elles ne sont jamais « gareuses », c'est à  dire « mécaniciennes ». C'est une tâche dévolue uniquement aux hommes.
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Qu'est-ce qui a causé le déclin de l'industrie de la soie ?
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- L'ouverture du marché, la concurrence des pays pauvres... Rien de neuf.

Les anciens mineurs sont en général très fiers d'avoir appartenu à  ce corps de métier, quel regard les tisseurs, retraités ou non, ont-ils sur leur profession ?

- C'est pareil, la même fierté. Ils sont fiers d'avoir produit des articles d'une très grande beauté et parfois d'une complexité immense. C'est à  Bussières par exemple qu'a été tissée la garde-robe du mariage du futur roi d'Angleterre Georges VI. Les tisseurs devaient parfois s'adapter et innover. Quand un « donneur d'ordre » lyonnais passait une commande difficile, le tisseur, qu'il soit de Bussières ou d'ailleurs devait parfois la comprendre, la déchiffrer, la « discuter ».

Le mieux à  ce sujet est encore de citer l'hommage de Louis Reybaud au XIXe siècle : « Et quand l'essai a réussi ; quand à  force de patience et d'application, une étoffe qu'on pouvait croire impossible est sortie de son métier, il jouit du triomphe du fabricant comme du sien propre. Il n'en aura ni l'honneur, ni les profits, n'importe : il lui reste la conscience de ce qu'il a fait. »
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Ouvriers devant l'usine Plasse. Les tisseurs aux métiers sont reconnaissables à  leurs tabliers de cuir. Les usines de tissage à  leurs toits triangulaires (nommés sheds) et les grandes verrières éclairant les ateliers.