Friday, September 29, 2023

Il existe à  Saint-Etienne une rue d'Urfé. Elle relie la rue de la Préfecture (lire notes) et débouche sur la rue Rouget-de-Lisle. Ce nom d'Urfé, jadis illustre, que dit-il aux quelques habitants de cette rue ? Plus ou moins ce que les noms des trois quarts des rues disent aux trois quarts de ceux qui les habitent: à  peu près rien. On n'a pas l'idée d'y penser.



Ce texte a été publié en 1925. On le doit à  Charles Boy et il figure dans son ouvrage Vieux papiers, vieilles histoires de Saint-Etienne et du Forez. Les photos qui l'illustrent ont été prises par nos soins dans la rue en question (sourire).

Cependant au pays du Forez se trouvent les Cornes d'Urfé, au milieu d'un admirable paysage, bien connu des touristes; la Bastie d'Urfé, dont les restes attirent encore tant d'amis des beautés du passé; et puis les jolies paroisses qui s'appellent Saint-Marcel-d'Urfé, Saint-Romain-d'Urfé, Saint-Georges-d'Urfé. Cette répétition du même vocable frappe l'oreille des plus distraits. Et parfois les moins attentifs songent, en passant, que là  furent les domaines d'une très considérable maison.
 
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Cléonite annonce l'oracle:
" A vous sage Adamas, le ciel a ordonné
Que Céladon obtenant sa maîtresse
Contente pour jamais sera votre vieillesse !"

Mais, de quelle grandeur qu'aient pu être et le domaine et les charges et l'illustration de la famille, ce n'est point par là  qu'un souvenir d'elle persiste comme une vague lueur. La famille entière se résume en un seul homme, qui, autrefois, écrivit un livre et qui eut des déboires conjugaux. L'homme, c'est Honoré d'Urfé et son livre, L'Astrée.  La femme (très belle) c'est Diane de Châteaumorand, fort peu soucieuse des soins de sa personne et dont les chiens venaient coucher sur son lit ainsi dit-on.

Sur l'homme et sur la femme, s'il vous plait de connaître au vrai ce que l'on en sait, à  ce jour, lisez le livre que leur a consacré en 1910, un professeur à  la faculté libre des lettres de Lyon, le chanoine Reure. Descendant d'un "petit paysan" de 1577, à  l'ombre de Châteaumorand, le chanoine - c'est lui-même qui raconte tout cela - vit s'ouvrir toutes grandes les copieuses archives du château. Il parle donc sur titres authentiques et non d'après les légendes embrumées, dont il n'ignore aucune, du reste. L'homme qu'il nous reconstitue perd de sa physionomie indécise et inquiétante, et il prend forme d'un échantillon d'humanité point ordinaire. Quant à  la femme, s'il lui reste des heures où on la remarque "volontaire, fantasque, sujette à  des coups de tête (que c'est vrai !) et idôlatre de sa beauté " - entretenue très soigneusement jusque dans l'âge avancé - combien elle est loin, et fort loin, de se résumer dans la mère aux chiens !...
 
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Les hasards de Lucine, comme ont pu dire les Précieuses, firent naître Honoré d'Urfé à  Marseille. Il y fut baptisé le 11 février 1567. Pour ceux qui s'intéressent à  de certains menus détails, je me permets de rappeler celui-ci: une ordonnance de 1563-1564 fixa uniformément en France le début de l'année au 1er janvier. Mais, en Provence, cette date avait été adoptée avant l'ordonnance et les actes paroissiaux, dans les quatre vieilles églises de Marseille, invariablement changent de millésime avec le 1er janvier. Par conséquent, la plaque indicatrice de la rue d'Urfé deviendrait peut-être plus précise quand elle marquera la date de naissance en 1567 au lieu de 1568. Honoré d'Urfé mourut au cours de la campagne de la Valteline, à  Villefranche-sur-Mer, le 1er juin 1625. Par la suite son corps aurait été ramené en Forez.

D'Honoré d'Urfé, ce qui intéresse les modernes à  des degrés divers, c'est son oeuvre. Cette oeuvre comprend une partie poétique. Malherbe, est-il raconté, lui aurait dit, sans ménagement, que ses vers ne valaient pas grand'chose, et qu'un homme de sa qualité ne devait pas se donner le ridicule de composer des vers médiocres. Parlant ainsi, Malherbe n'a pas toujours tort. Elle comprend ensuite des "Lettres morales". Les professeurs et les spécialistes qui les ont lues les tiennent en estime. Elle comprend enfin l'ouvrage dont l'Europe intellectuelle de son temps s'est énamourée. Il s'appelle L'Astrée. Qu'est-ce que L'Astrée ? Je vais tâcher de vous le faire entendre dans la mesure où les quelques lignes dont je dispose me le permettent.
 
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" Alors qu'il était entre la mort et la vie, il arriva sur le même lieu trois belles nymphes, Galathée fille d'Amasis, reine du Forez, Léonide et Sylvie... Galathée et ses nymphes aperçurent Céladon inconscient sur la rive..."

Le pays du Forez, qu'arrose le Lignon, a, par son charme, retenu un petit peuple unique au monde. C'est un peuple de bergers et de bergères, lesquels ne sont pas plus bergères et bergers que vous et moi, on vous le déclare tout net. Mais, ils ont adopté cette vie champêtre et pastorale pour mieux goûter la douceur de vivre. Ils passent la plus belle part de leurs journées en dissertations subtiles et raffinées sur les situations que peut faire naître l'amour, un mour qu'ils appellent "l'honnête affection". Car les bergères du Lignon auraient tôt fait d'expulser de la bergerie le mal appris qui se fourvoirait où il ne faut pas. A peine tolèrent elles un provençal, qui se montre parfois un peu enclin plus à  l'action qu'à  la parole.  A peine quelques rares et menus incidents, qui, dans l'ensemble, paraissent avoir été mis là  comme indication ou comme repoussoir.
 
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- Tu vois, c'était là, la distillerie, "A l'Hermitage".
-  Un truc de ouf quand on songe, pauvre Toine... (voir notes)

Au centre de l'oeuvre, on pourrait dire du bocage, se trouve le couple de la bergère Astrée et du berger Céladon. Malgré que leur aventure n'ait rien de plus particulièrement saillant, elle est le couple des aventures d'une soixantaine de couples, sinon plus, dont chacun a la sienne ou plutôt les siennes. Il y a même entre elles un chassé-croisé, et le fil conducteur Astrée-Céladon n'a pas toujours les qualités du fil d'Ariane.
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Amour...

L'action, ou plutôt les actions et dissertations, se passent au Ve siècle. Et un vénérable pontife druide subsiste, qui fournit ses observations et rend des oracles. Or, l'auteur de l'Astrée étant un érudit qui possède en lui la merveilleuse bibliothèque de la Bastie, et plusieurs autres, il insuffle son érudition aux créatures issues de son imagination. On devine le parti qu'il a tiré des personnages, des situations et même du pittoresque des paysages. Car il est un maître paysagiste. C'est tout un monde de pensées qu'il soulève.
 
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Adamas, prince des druides de cette contrée, à  qui nul des secrets de la nature,
ni des vertus des herbes ne pouvait être caché.

Et maintenant ici, ne tombez pas en épouvante. L'édition de 1647, avec le supplément de Baro, secrétaire d'Urfé, forme cinq volumes donnant un total de 5000 pages. Evidemment, de nos jours, aucun homme normal - les exceptionnels, supérieurs ou inférieurs, n'entrent point en compte - n'est capable de lire cela d'un trait. On n'est  pas en présence d'un chapitre de Fustel de Coullanges ou de Jacques Bainville, d'un poème de nos trois Chapelon, ou de La Maison de Louis Mercier. Mais, d'un trait ou de plusieurs, cela fut lu et relu par ce que le XVIe et XVIIe siècles avaient d'hommes et de femmes capables de lire pour le plaisir de lire. Et il ne faut pas s'imaginer que ces hommes et ces femmes aient été, dans leur manière à  eux de goûter une oeuvre d'art, inférieurs à  nous par le sens du goût. Dès l'apparition de la première partie de son Astrée, l'auteur en fit l'envoi à  Etienne Pasquier. Ayant lu la description du Forez et quelques autres pages, le vieux magistrat contempla un instant les livres de sa bibliothèque et il leur dit: "Mes enfants, il est temps que nous sonnions la retraite, nous sommes d'un autre monde !"
 
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Et Pasquier disait vrai. Que d'Urfé ait donné une voix aux aspirations secrètes de la meilleure société de son temps, ou qu'il ait éveillé ces aspirations, l'influence de L'Astrée est un fait. Et c'est une date dans l'histoire de notre littérature comme dans celle de la Société française. Malgré le décor parfois pompeux, le monde du temps d'Henri IV et de Louis XIII, fils du temps des guerres de religion, avait u grand fond de grossiereté. Molière a critiqué les Précieuses ridicules.  C'était son droit puisqu'elles avaient des ridicules. Mais, sans ses ridicules l'Hôtel de Rambouillet a bien mérité de la civilisation dans notre pays , et, même avec ses ridicules, le service rendu ne saurait être oublié. Et, encore une fois, Pasquier avait raison  en saluant, à  l'apparition de l'Astrée, la naissance d'un nouveau monde. Les applaudissements de "la cour et de la ville", en France ou au dehors, au temps d'Urfé, servent de commentaires à  ce salut. Et le commentaire s'est continué de nos jours avec les études de Sainte-Beuve, Brunetière, Faguet, Strowski, Auguste Bernard, Callet.
 
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De vair au chef de gueules !

Pour nous, Foréziens, il nous plaît de donner un salut cordial à  un fils très affectionné du Forez qui porta le nom de ce Forez à  la connaissance de ce qu'il y avait de plus lettré et de plus poli en Europe. Le doux et coulant Lignon y fut connu à  l'égal des plus célèbres cours d'eau de la Grèce d'Homère. Et cela valait bien dans notre ville une "rue d'Urfé".
Charles BOY


NdFI: L'ancienne rue de la Préfecture est l'actuelle rue Charles de Gaulle.
L'ouvrage du chanoine Reure, (Odon-Claude de son prénom) est La Vie et les oeuvres d'Honoré d'Urfé. L'ouvrage a été publié à  Paris, chez Plon en 1910. Châteaumorand est situé sur la commune de Saint-Martin d'Estréaux, dans le Roannais. Diane de Châteaumorand est la fille d'Antoine Le Long de Chenillac, baron de Châteaumorand, et de Gabrielle de Lévis Charlus. En 1571, Diane épouse Anne d'Urfé, frère d'Honoré d'Urfé. En 1600, le mariage est annulé et cette même année elle épouse  Honoré qui a renoncé à  ses voeux monastiques. Le couple vit à  Saint-Martin-d'Estreaux, à  la Bastie, à  Paris et à  Virieu-le-Grand, dans le Bugey. Mais ce mariage sera sans postérité et vers 1613 les époux se séparent. Un volume au moins de L'Astrée a été écrit à Châteaumorand.
Il y eut dans la rue stéphanoise une distillerie qui produisait de l'eau d'Arquebuse. Le frère d'Honoré, Antoine, fut abattu d'un coup d'arquebuse à Villerest.